lundi 15 juin 2015

Ornette Coleman, ou le jazz déchaîné (Le Monde)





- Le musicien, initiateur du free­jazz dans les années 1950, est décédé à 85 ans à New York
- Au saxophone alto comme en composition, il a rompu avec toutes les règles






Angel Voice, la voix de l'ange est une des premières compositions que grave Ornette Coleman en 1958. Génie de la grâce du blues, de « quelque chose de bleu qui paraissait un ange » : tout contredit l’idée que l’on se fait de lui.

Ornette Coleman vient de mourir. Arrêt du cœur, jeudi 11 juin, à 85 ans, dans un hôpital de New York. Compositeur de l’instant, des groupes en fusion ou de l’écrit symphonique, peintre, altosax pratiquant la trompette et le violon d’assez déroutante façon pour qui n’aime ni l’aventure ni la gaieté, encore moins l’insolite, il est un des acteurs du siècle, une de ses chances. Voir Jackson Pollock, Pierre Boulez, Jimi Hendrix, les frères Mekas, Jean-Luc Godard, Pina Bausch.

Après l’école de la rue, à Fort Worth, au Texas – où il est né en 1930 –, et celle de l’université, il fait le métier dans les groupes de blues ou de rhythm ’n’ blues pour public noir – les Blancs se chargeront bientôt de ramasser la mise avec le rock ’n’ roll. Lui, on l’oblige, c’est la mode, à chorusser, allongé sur le bar. Même traitement pour Sonny Rollins ou John Coltrane.

Tempo, engagement, show, conservatoire impitoyable. Ne cherchez pas trop, vous trouverez encore des spécialistes assermentés pour soutenir qu’il ne « savait » pas jouer. En 1949, il participe à une tournée du « minstrel show », cette caricature du « jazz » qu’il déteste.

La question n’est pas là. La question, c’est comment un garçon quasi autodidacte (il apprend d’oreille), un fils d’ouvrier (« je l’ai peu connu, il était très noir ») et de Rosa, très digne employée des pompes funèbres du ghetto, aura rejoint le panthéon des artistes planétaires qui changent la vie ?

Par quel arrachement ? Sonny Rollins : « On ne se posait pas la question. »


Un style sans précédent

Au bout de la rue, dans son garage, un musicien, Red Connors, joue ce que personne ne joue. Ornette Coleman et son voisin Dewey Redman (formidable saxophoniste méconnu) écoutent, apprennent, sortent des rails. Après un bref séjour à La Nouvelle-Orléans, Ornette Coleman s’établit à Los Angeles. Garçon d’ascenseur le jour, il potasse l’harmonie la nuit, ou l’inverse. Et met au point un style sans précédent, atonal, lyrique, qui rompt avec toutes les règles. Même celles, tout récemment renversées par les révolutionnaires du « jazz » – Parker, Mingus, Monk. A son corps défendant – il est doux, timide, gentil, un peu gauche, très de gauche sans le savoir –, il fait scandale.

Il s’en rend à peine compte, malgré les premiers titres téméraires de ses albums, à la fin des années 1950, cornaqués par Red Mitchell, Gunther Schuller et John Lewis : Something Else (1958), The Shape of Jazz to Come (1959), Change of the Century (1959), This is Our Music (1960)... On l’étiquette «free jazz ». Il n’aime pas plus le mot ambigu, un tantinet raciste (et très joli) de « jazz », que Louis Armstrong, Sidney Bechet, Duke Ellington, Charlie Parker ou Miles Davis. Il fait avec. De là à se retrouver en « père du free », plus tard, « père du funk free rock » (avec James Blood Ulmer ou Jamaaladeen Tacuma) et autres fariboles, il y a une marge... « Je veux que personne ne me suive, je tiens à ce que les musiciens qui jouent avec moi suivent leur propre route et se découvrent tels qu’ils sont. »

Avec les premiers compagnons, DonCherry, l’archange de la trompette, Charlie Haden et Billy Higgins, la question ne se pose même pas. Ils inventent à quatre une forme éblouissante, une forme sans vieillesse. En 1959, le Five Spot, à New York, annonce : ce soir, « free jazz ». Les couillons du jazz veulent entrer gratos. Free jazz, c’est un mot d’ordre : libérons le jazz, libérons-le de sa sclérose et de la loi du marché. Les couillons font semblant d’entendre, free jazz, entrée libre !

Ornette, c’est son impérieux génie, n’entend rien aux scandales qu’il provoque. Déjà, un soir, à Bâton-Rouge, en Louisiane, dans un groupe de rhythm ’n’ blues, dix ans plus tôt, il s’était mis, sans y prendre garde, à chorusser selon son idée. Un type l’a traîné dehors sans ménagement. Avec quatre malabars, des « brothers », ils lui ont enfoncé le bec du ténor dans la bouche, dans le palais, avant de piétiner le ténor sur le parking. Ils en voulaient à Ornette Coleman de défigurer le « jazz ».

Ornette Coleman laisse là le ténor et passe à l’alto. Il se procure un Grafton blanc, comme celui de Parker à Toronto, en 1953. Le 4 novembre 1965, il le joue à la Mutualité, à Paris, remplie aux deux tiers
(Sony Rollins en première partie, sono de gare...). C’est son premier concert en Europe, et le ressort, version luxe de chez Selmer, au début des années 2000.


Distinctions internationales 

Ornette Coleman aura connu le mépris autant que la méprise.

Doux comme un agneau, lunaire, lecteur de poésie, attentif aux autres, toujours tiré à cinq épingles, costumes chamarrés ou bariolés, il mérite infiniment moins ce traitement que le pire des salauds. Mais allez savoir... Il aura connu aussi la reconnaissance, les distinctions internationales (le Praemium Imperiale de l’empereur du Japon décerné au gotha des arts, en toutes disciplines), et, à la fin, cette chose incroyable : jouant au rappel, à Vienne (Isère), en 2008, à Nice, à Marciac, à Paris, sa chanson si troublante, Lonely Woman, des gamins, garçons et filles, se précipitant au pied de la scène pour lui toucher la main. Il pleurait et n’y comprenait goutte.

Ornette Coleman est mort. Irremplaçable. Dans l’attitude, le courage inconscient, la volonté d’aller ailleurs, d’autres se débrouilleront à la diable. Quant à mimer son geste et sa sonorité, plutôt créer une start-up de nouilles en ligne. Je ne vous dis pas ce qui s’est imprimé (pourvu, pour leurs auteurs, que les traces aient disparu...) lors de la publication en France de Free Jazz : A Collective Improvisation, en 1965. L’enregistrement datait de 1960.

Sous couverture de Jackson Pollock, un double quartet, expérience stéréophonique à l’appui – doubles trompettes, Freddie Hubbard et Don Cherry, doubles anches, Ornette et Eric Dolphy, « double drums », Billy Higgins et Ed Blackwell, et doubles basses, Scott La Faro, l’oiseau du chant magique, et Charlie Haden, la rondeur tellurique –, huit musiciens inventent ensemble, sur des schémas bien réglés, l’art de décoller, de spiraler, de prendre les ascendances,derevenirau calme : « Très vite, on a senti que la musique jouait d’elle-même. C’était bouleversant, on n’avait plus rien à faire, juste se laisser porter par elle. »


« Free Jazz », dans l’esprit d’Ornette, venu des bas-fonds du Texas, cela n’avait rien à voir avec l’idée de la petite liberté des tout petits bourgeois. « Free Jazz », ça disait franco de port : Allez-y ! Foncez ! Déchaînez-le comme Charlie « Bird » Parker l’a déjà déchaîné !


Harmolodie

Coleman (nom d’esclave plutôt banal), Ornette, de son prénom, voit pour la première fois la nuit à Fort Worth le 9 mars 1930 : « Je suis né à la fin de la nuit. Ma mère m’a appelé Ornette. » Pourquoi Ornette ? « Parce que c’était son choix. » Nous sommes un peu plus de 6 milliards d’êtres humains sur cette planète, personne d’autre que lui ne s’est jamais appelé Ornette. Prénom plus féminin que mâle ? Germanique ou alors slovène ? Prénom donné par la mère, très afro-américain, pour le coup, au sens où Monk s’appelle « Sphere ». Prénom harmolodique.

A Fort Worth, un derrick orne aujourd’hui la place du centre. Le reste a l’air propret. Et en 1930 ?

« La ségrégation régnait sur le papier, mais pas dans les cœurs. Une nuit, j’invite trois drôles à la maison pour leur faire un petit plat à ma façon. Ma mère dormait sur la rue pour m’entendre rentrer. Elle se lève : “Junior, tu sors, et tu ramènes des Blancs !” Moi, je les avais branchés parce qu’ils aimaient passionnément la musique que je jouais au club. C’est tout. De toute façon, la ségrégation tenait moins à la couleur de peau qu’à l’argent.

A Fort Worth, vous aviez ceux qui en ont, ceux qui n’en ont pas et ceux qui n’en auront jamais. La mort n’a pas de couleur. Mais ce que j’ai compris, c’est que rien ne t’oblige à être injuste parce qu’on t’a maltraité. Si je peux faire partager ce sentiment aux musiciens qui jouent ma musique, l’essentiel est atteint. »

Ce sentiment, il l’appelle l’harmolodie. Les esprits sérieux se tapotent le menton. Ils attendent de pied ferme quelque grand traité musical. Or, l’harmolodie, Ornette l’annonce sur tous les tons, à voix douce, sans forcer, avec ce léger chuintement des sifflantes : l’harmolodie, c’est ce qu’il aura pratiqué, propagé et partagé pendant un demi-siècle : en « free jazz », dont l’étiquette le laisse indifférent, en inventeur de la musique funky hors piste, en compositeur  contemporain (Skies of America, 1972), en peintre, en amoureux des êtres humains. En lien avec Jayne Cortez, poète dont il fut l’époux, ou Geri Allen, pianiste.

Un soir, il se retrouve au sud du sud, dans l’Andalousie profonde : « J’avais déjà écrit un peu de musique flamenco. On m’a conduit dans la campagne de Séville. On tenait à me faire rencontrer un guitariste. Je ne voulais pas donner l’impression de savoir jouer ce qu’il faisait. Je connais un peu la guitare, mais je ne voulais pas jouer comme je joue d’habitude. Je voulais juste lui montrer que je connaissais les formes, le style, l’idée générale. Alors il m’a dit : “Ecoute,je chante et toi tu joues.” Il s’est senti bien, à fond dans le truc.

Je sais que le son peut surgir de n’importe où dans le monde. Du coup, j’ai joué dans mon style. C’était très ample, très profond. J’ai compris où l’on était. On est tombés vraiment amis. »

Lors de la mort de John Coltrane, le 17 juillet 1967, Albert Ayler, en larmes, appelle Ornette : « Ornette ? John est mort... Ce n’est pas possible... John était si bon... » Albert Ayler et Ornette Coleman jouent sur la tombe de Coltrane.

Qui jouera demain pour Ornette ?

Francis Marmande Le Monde du 13 juin 2015



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