lundi 20 avril 2015

Nneka, cendrillon du delta (Libération)

Photo Boris Allin


Révélée en Allemagne, la star du reggae a choisi de vivre dans son Nigeria natal, malgré la corruption et Boko Haram.



Souvenir d’été. Il y a quelques années, dans la brise d’un après-midi au bord de l’Atlantique, Nneka est sur une scène des Escales, très recommandable festival à Saint-Nazaire. Vêtue d’une robe informe (un sac de patates ?), elle envoie au public son reggae prophétique et ses ondes bienfaisantes. Les bras tendus, les yeux mi-clos, elle semble léviter. Pas de maquillage, pas de tenue affriolante ou spectaculaire : sa beauté métisse se passe d’artifices. La magie de sa voix et l’efficacité de ses musiciens parachèvent le travail. «De ce point de vue, je n’ai pas changé, dit en souriant la jeune femme dans un café parisien. Professionnellement, il n’y a que la musique qui m’importe. Le reste c’est, comment dire, des distractions… c’est correct ?» Nneka tourne parfois autour des mots dans son effort pour parler le français mais trouve vite l’expression pertinente. Quitte à passer par de charmants anglicismes : «Je vais essayer de parler proprement.»
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C’est vrai qu’elle n’a pas changé. Ce jour-là, elle porte des leggings chamarrés et un gros pull emmitouflant. De quoi faire grimacer une directrice de magazine féminin. Mais quand on vit au Nigeria, on n’a sans doute pas les mêmes priorités que dans une opulente capitale européenne. Dans son dernier disque, une des plus belles chansons est inspirée du «Livre de Job». C’est un éloge du renoncement aux richesses matérielles et à la vanité du monde.

Nneka Egbuna, née à Warri, dans la région pétrolifère du delta du Niger, se dit croyante et lectrice de la Bible. Raison supplémentaire de ressentir dans sa chair les violences religieuses, les sanglantes exactions des fondamentalistes musulmans de Boko Haram dans le nord-est de son pays. «A Lagos où je vis, les jihadistes ne se montrent pas, commente-t-elle. Mais la situation nous touche intimement. Les pratiques religieuses sont en plein essor. Je ne me souviens pas de mon père comme d’un homme très pieux, mais, récemment, il s’est beaucoup investi dans l’Eglise anglicane. Plus nous prétendons être proches de Dieu, plus nous nous éloignons les uns des autres. Plus nous prions, et plus nous devenons égoïstes.»

Pendant son enfance, le foyer parlait la langue des Ibos (ou Igbos), groupe ethnique de la famille paternelle, et le Pidgin English, l’anglais créolisé. Mais pas l’allemand, langue de sa mère, et pour cause : celle-ci est rentrée en Europe peu après la naissance de l’enfant, qui sera élevée par son père, architecte reconverti en éleveur de volailles, et ses épouses successives. «Nous ne vivions pas dans la misère mais la vie était dure. A l’école, on me traitait de "blanche",ce quiimpliquait que j’étais riche. C’était loin d’être le cas.»

L’adolescence de Nneka correspond à une période noire : la dictature du général Abacha, entre 1993 et 1998. «La région était touchée par des pénuries alimentaires, des guerres tribales. Et le climat à la maison était oppressant.» En faisant le ménage et la cuisine, la gamine écoute Majed Malek, la première star du reggae nigérian. «Ses chansons me donnaient du courage, la force pour supporter le quotidien.» A quel avenir rêvait-elle ? «Je ne rêvais pas. L’avenir n’existait pas. Je souhaitais juste une vie tranquille et sans heurts.» Pas un seul moment agréable, une petite lueur pour éclairer les jours sombres ? Après un silence : «Si, la nuit venue, après la coupure du courant. Mon père s’asseyait sur le seuil, je le rejoignais et nous regardions les étoiles, sans dire un mot.»

Peu motivée par ses études de comptabilité, Nneka décide de rejoindre le pays de sa mère. Mais les retrouvailles ne sont guère chaleureuses. «Au bout d’un mois, j’ai été expulsée du pays à la demande de ma mère. Un truc horrible», balbutie la jeune femme en faisant un grand geste de la main, comme si elle effaçait sur un tableau noir un souvenir insupportable. A sa majorité, Nneka retente la traversée. «J’arrivais en Europe avec ma mentalité de colonisée. Le pays des Blancs est un Eden, les Allemands sont tous blonds, ils ressemblent aux anges, ils sont donc proches du Seigneur, incapables de faire le mal.»

Si la réalité ne correspond pas à l’image pieuse, la jeune immigrée reconnaît pourtant qu’elle a bénéficié d’un accueil humain. Elle apprend sa langue maternelle dans un foyer pour migrants : «J’ai progressé plus vite que mes camarades turcs ou afghans. Mon sang germanique peut-être ?» lance-t-elle en s’esclaffant. Son refuge sera une institution catholique de Hambourg. «L’enseignement des bonnes sœurs m’a aidée à devenir créative, je leur dois mon initiation à la musique. Plus tard, à la fac, j’ai bénéficié de bourses. Je n’aurais jamais eu ces opportunités au Nigeria.»

Après avoir fréquenté les rappeurs, elle arrive naturellement dans le milieu reggae. «Pour nous, Africains, le reggae est diasporique, néologise-t-elle. Il nous rassemble mieux qu’aucun style musical né en Afrique.» Son premier album, en 2005, connaît un écho international, et Nneka devient vite la principale voix féminine d’un genre dont toutes les vedettes sont des hommes. En 2008, elle décide de rentrer au Nigeria, réputé pour sa dureté au quotidien. «Si vous voulez parler des embouteillages, en effet, c’est l’enfer. Mais Boko Haram m’inquiète beaucoup plus. Je me suis installée à Obalende, un quartier populaire, pas à Victoria Island, où se barricadent les très riches.»

Nneka a baptisé son nouvel album My Fairy Tales, «mes contes de fées», et il est difficile de ne pas penser à Cendrillon en l’écoutant retracer son parcours. Une Cendrillon sans prince charmant avoué ni enfant répertorié, mais avec des marâtres et quelques ennemis : «Quand je suis retournée dans la maison de mon père, j’ai cherché les journaux que je tenais quand j’étais ado. Disparus : quelqu’un les avait brûlés. Par méchanceté.» Une Cendrillon sans citrouille non plus, à transformer en 4 × 4. Les cucurbitacées, elle en prélève les graines pour préparer l’egusi, le ragoût emblématique du peuple ibo. «Quand je déprimais en Europe, je me regardais un film de Nollywood [l’industrie du cinéma nigériane, ndlr] et je me faisais du pounded yam [purée d’igname] et de l’egusi. Ma version ne comporte ni viande ni poisson : je suis végétarienne.»

Au moment de prendre congé, Nneka a encore des choses à nous dire : «Si vous voulez en savoir davantage sur les Ibos, lisez Chinua Achebe. Le titre de mon deuxième album, No Longer at Ease, est emprunté à un de ses romans (1). J’ai eu la chance de le rencontrer peu avant son décès, en 2013.»

Sans doute les ancêtres ibos ont-ils veillé sur Nneka, qui laisse souvent le hasard et son intuition guider ses pas. Ainsi, elle avait contacté son premier label discographique, Yo Mama, parce que son nom faisait écho au sien : en langue ibo, Nneka signifie «mère éternelle».

(1) En français «le Malaise» (Présence africaine, 1978).

En 8 dates

24 décembre 1980 Naissance à Warri (Nigeria). 1998 Premier séjour en Allemagne, suivi d’une expulsion. 2000 Retour en Allemagne. 2005 Victim of Truth, premier album. 2008 No Longer at Ease, retour au Nigeria. 2010 Concrete Jungle, tournée américaine avec Damian et Nas, les fils de Bob Marley. Mars 2015 Sortie de My Fairy Tales. 4 avril 2015 Concert au Bataclan à Paris.

François-Xavier GOMEZ Libération le 3 avril 2015



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