mardi 25 novembre 2014

Les fables du diable Lavilliers (Le Monde)

 



Quarante ans après « Le Stéphanois », album fondateur de sa mythologie, le chanteur publie « Acoustique », dans lequel il reprend d’anciennes chansons








D'abord, il y a "la Ringer. Catherine, chgnon natté, socquettes blanches et mocassins cirés. elle fait son entrée de fausse bourgeoise au Mécano Bar en imperméable  beige. Bernard Lavilliers, qui publie le 24 novembre Acoustique, un bel album de reprises de ses chansons anciennes, l’a appelée il y a quelques mois pour qu’elle chante avec lui Idées noires. Catherine Ringer a accepté, « Elle m’a dit : “oui, on a tous des histoires d’amour bancales”. »

« Où es-tu, quand tu es dans mes bras ? » Lavilliers, veste cintrée, anneau d’or à l’oreille, récite, fredonne, trépigne sur la banquette en skaï rouge. A l’origine, en 1983, pour l’album Etat d’urgence, c’est Nicoletta qui donnait la réplique au chanteur – on n’oubliera pas que Nicoletta, fille d’une femme violée, fut lingère au Bon-Pasteur, établissement pour les filles perdues, du Puy-en-Velay avant d’être DJ dans les clubs parisiens. Elle chanta ensuite pour les ouvriers grévistes de Mai 68.

Lavilliers a 68 ans depuis le 7 octobre ; il dit qu’il a écrit ces vers, « Je m’enfuis, quand je suis dans tes bras », en 1970, en référence à son passé ouvrier. « Quand j’avais 17 ans, je travaillais à la Manufacture d’armes de Saint-Etienne, comme mon père. J’avais envie de partir, partir. » Ce fut fait.

Il y a Ringer qui passe, et il y a le Mecano, un rade parisien dont le patron, en débardeur, a la carrure d’un amateur de Harley-Davidson.

Dans les lumières des néons roses, un fauteuil de dentiste attend au bout du bar les nuitards saisis par le blues. « Machine outil, outillage moderne » indique l’enseigne d’origine. Le chanteur fréquente l’établissement en voisin depuis 2001, date de la publication de l’album Arrêt sur image. Y figure "Les Mains d’or" (musique de Pascal Arroyo). Ce constat de l’effondrement industriel a été repris en 2008 par les résistants des aciéries ArcelorMittal à Gandrange, puis par beaucoup de piquets de grève et un nombre croissant de chorales populaires.

Le disque Acoustique se compose de onze tubes dépouillés de leurs effets spéciaux, parfois de duos (Ringer, Oxmo Puccino, Jean-Louis Aubert). Il fête les 40 ans du Stéphanois, album fondateur de la mythologie de Lavilliers, avec ses chansons déjà militantes, "Les Aventures extraordinaires d’un billet de banque", "La Grande Marée". Il est le résultat d’une « conspiration » menée par Romain Humeau (du groupe Eiffel), et « pourquoi pas » par Pascal Nègre, PDG d’Universal Music, auquel Barclay, le label de Lavilliers, appartient. « Il ne s’agissait pas de passer un coup de peinture, mais de reconsidérer ces chansons. Nous avons ouvert grand les micros. Je bosse depuis cinquante ans, j’ai écrit quatre cents chansons qui me permettent de gagner ma vie. Je suis matérialiste, pragmatique, si ça n’avait pas marché, j’aurais arrêté. »

L’aventure d’Acoustique a commencé le lendemain de la Fête de l’Huma, en septembre. « Une vraie fête populaire, que j’ai faite plein de fois. Sous Marchais d’abord, dès 1976, le dimanche après-midi, devant 60 000 spectateurs. Sa femme Liliane y tenait ! Le PC avait 500 000 encartés, dont mon père. Le parti disait un million ! Là, en 2014, dans les coulisses, j’ai vu un tas de gens qui venaient chercher la gauche ! Un banquier fils de banquier et de gauche ? Il y a un problème. Tous les dirigeants actuels sont de la même promo de l’ENA, ils n’ont jamais vu une fiche de paye.

Dans les maisons de disques, c’est pareil.

Quand quelqu’un qui me dit : “en termes de...”, je sais qu’il sort d’une école de commerce. Alors que dans la rue, ça bout. Une bombe à hydrogène. D’ailleurs, sous De Gaulle, qui était digne, personne n’avait vu venir Mai 68. »

« DÉRANGER, BOUILLONNER, IRRADIER »

Bernard Lavilliers raconte qu’il fut situationniste en 1968, que l’anarchie « sert toujours », car les hommes de l’ombre, « ces commissaires particuliers, comme disait Léo Ferré, n’ont pas envie de partager le savoir ».

Le Stéphanois a été enregistré aux Studios Ferber à Paris en 1974. Bernard Lavilliers est au sous-sol, Christophe grave Les Mots bleus à l’étage, avec Jean-Michel Jarre. Tous appartiennent à l’écurie du producteur Francis Dreyfus. L’année suivante, Lavilliers passe chez Barclay. Dreyfus était un dandy lettré, mais Barclay lui donne un camion de tournée, une sono, des affiches. Les Barbares paraissent en 1976 – avec une poignée de chansons géniales, dont Fensch Vallée, la Moselle déjà. « Eddy Barclay, ce n’était pas ma tasse de thé. Un nabab à l’ancienne... Bizarrement, en 2005, il est venu dans les profondes loges du Grand Rex, avec son infirmière, il m’a tenu la main en me regardant. C’était étrange. Il est mort quinze jours après. Il avait vendu Barclay depuis longtemps pour s’acheter la moitié de Saint-Tropez. »

Mytho XXL, Lavilliers ? Peut-être, mais bâtir sa légende est un métier. De Chanson pour ma mie (1967) à Baron Samedi (2013) consacré à Haïti, Bernard Lavilliers est cohérent. Parti de Haute-Loire, son univers a ingurgité les Caraïbes, le reggae, le sertao, l’Afrique, Léo Ferré, Harlem, les ports (« Je suis un mec des ports. »). En 2011, le journaliste Michel Kemper a détricoté la vie rêvée que le Stéphanois s’est forgée (la boxe, le voyage au Brésil à 19 ans, la maison de correction, l’insoumission) dans un livre fort justement intitulé Les Vies liées de Lavilliers (Flammarion, 2010). Qu’importe ! « L’artiste doit déranger, bouillonner, irradier. Créer de la fiction, à partir d’intuitions politiques », dit l’intéressé, qui se cite, fort à propos. Noir et Blanc, entre autres, « écrite en 1986 pour Nelson Mandela, juste avant la mort de Malik Oussekine, dans les manifs contre la loi Devaquet. Bien plus tard, en 2004, il y a eu Etats des lieux : “Je vois des grands Tchernobyl en puissance, Je vois des animaux clonés”. On a eu Fukushima, une catastrophe qui n’est pas terminée ».

« SATAN A JETÉ SES DÉS »

Sur la photo de la pochette d’Acoustique, Lavilliers porte « le bracelet de Raoni », le chef brésilien Kayapo, ami de Sting, qui s’oppose à la construction du barrage de Belo Monte, sur le Rio Xingu (Etat du Para). « Ce barrage ne servira qu’à l’exploitation industrielle des réserves de bauxite en territoire indien. Les peuples premiers prennent la température de la planète. » Ils se battent contre le mal et le siècle de l’exploitation. Lavilliers hait les multinationales et leurs Troisièmes Couteaux, agressifs, conquérants. « Les Etats se muent en cachette/En anonymes sociétés, ça va », chantait Juliette Gréco – la chanson de Jacques Brel décrivait la satisfaction du diable. Léo Ferré, le maître, a déniché le voluptueux Satan au creux du lit des rupins (Thank You Satan). Autre héros du Stéphanois, Bob Marley, qui lui aussi s’amuse du diable. Le 21 mai 1981, il est parmi les cinq cent mille affligés qui suivent le cercueil de Marley à
Kingston, Jamaïque.

« Le diable a jeté ses dès sur les tambours », disait Lavilliers à propos d’Haïti, terre de vaudou, lors de la sortie, en novembre 2013, de l’excellent album Baron Samedi. « J’ai un lien très fort avec Haïti, un pays sensuel, mystérieux, poétique, contradictoire, violent. Très anarchique. Aujourd’hui, le pays est coupé en deux. On voit la fracture, une faille ouverte de Léogâne à Jacmel, après le tremblement de terre de 2010 » – 230 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 million de sans-abris –, Le Diable (ça va), ironisait Jacques Brel, qui grinçait en misanthrope, quand Lavilliers n’a renoncé à aucune utopie.

Par Véronique Mortaigne Le Monde du 23 novembre 2014

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