Jazz à Vienne |
Le jazz fête ses 100 ans cette année. Après son âge d’or, cette musique peut sembler « classique », voire dépassée par rapport au rock, à la pop et au hip-hop. Pourtant, on compte près de 500 festivals de jazz en France, le public se renouvelle et des générations d’artistes rajeunissent sans cesse cette musique vivante.
Le soleil étincelle de ses derniers feux, éclairant d’une lumière éblouissante les gradins de l’amphithéâtre antique de Vienne (Isère) dont la fosse est déjà dans l’ombre. Sur scène, Pharoah Sanders et son quartet sont lancés dans une jam-session étourdissante. Ici, l’ambiance est détendue, les gens circulent sur les marches de pierre, mangent leurs sandwichs, boivent une bière, les habitués ont apporté leurs coussins. Le public d’en-haut est venu en famille, les plus petits ont 3 ou 4 ans, et ce ne sont pas les moins attentifs à la furia des musiciens rendant hommage à John Coltrane pour le 50e anniversaire de sa mort.
Jazz à Vienne bat son plein, c’est une belle soirée, et le saxo vibrant de Pharoah Sanders pousse les dernières notes de la mélodie dans un silence émerveillé. Le jazz a beau être centenaire cette année, il porte beau au fil de ces réjouissances d’été, de Vienne à Sète, de Juan-les-Pins à la Défense, de Coutances (en mai) à la Villette, de Nice à Marciac… On compte près de 500 festivals de jazz en France, le public s’y presse, et la fréquentation des deux plus grands, Marciac et Vienne, dépasse chaque été les 200 000 personnes.
Un genre à la fois populaire et élitiste
C’est un des paradoxes d’une musique plusieurs fois enterrée un peu vite par celles qui lui ont succédé. Le jazz s’apparente à un organisme mutant qui attire à lui les nouveaux styles, s’en empare, échange avec eux, ce que montre, avec brio, le film La La Land. D’autant que ses passionnés aiment transmettre, comme l’atteste le public de Vienne. Sur les gradins du théâtre romain, de nombreuses têtes blanches accompagnées de têtes blondes. Les grands-parents ont emmené leurs petits-enfants, et si ces jeunes sont nombreux, au début, à pianoter sur leurs portables, rares sont ceux qui n’ont pas levé la tête avant la fin du concert…
Le public populaire du jazz se réjouit de venir en famille entendre les artistes inventer pour eux un métissage sonore généreux et festif. Un autre cercle, plus restreint, regroupe d’exigeants connaisseurs qui se pressent aux grandes soirées de gala, de Newport (Rhode Island) à Montreux (Suisse). « Le public international des grandes premières d’opéra, du Festival de Bayreuth, et la haute société locale », qu’Alex Dutilh, animateur d’Open Jazz sur France Musique raconte avoir croisé en janvier, pour l’anniversaire du San Francisco Jazz Center. Lors de la première soirée, deux tarifs seulement, 500 ou 1 000 dollars (470 ou 940 €), pour cette élite d’amateurs.
Le jazz se compare à la musique classique, pour les ventes aussi. « Le jazz et le classique pèsent ensemble moins de 10 % du marché du disque. Le jazz était à 3 % il y a dix ans, et a un peu remonté, entre 4 et 5 % du marché, explique un professionnel du secteur. Ses répertoires résistent bien. Et l’application Shazam a été un énorme progrès pour retrouver de la musique. »
Ce petit marché peut sembler dérisoire au regard de la pop, du rock et du rap. Ainsi, seulement trois disques de jazz figurent parmi les 200 meilleures ventes d’albums nouveaux en 2016 en France, selon les chiffres du syndicat professionnel Snep. Le trompettiste Ibrahim Maalouf y fait coup double avec Dix ans de live ! à la 69e place et Red & Black Light (127e), quand le vocaliste Gregory Porter se classe 125e avec Take Me to the Alley.
Le succès des vocalistes
Beaucoup de musiciens virtuoses et peu de stars, c’est la caractéristique du jazz aujourd’hui. Une anecdote en dit long : quand Norah Jones a sorti son premier album Come Away With Me, en 2002, la jeune chanteuse a vendu d’un seul coup autant de disques que l’ensemble de tous les artistes de son prestigieux label, Blue Note. Au sein d’Universal, qui possède le plus important catalogue mondial de jazz, Blue Note compte, entre autres légendes, Clifford Brown, Miles Davis, Dexter Gordon, Herbie Hancock, Thelonious Monk, Sonny Rollins, Wayne Shorter…
« Norah Jones, c’était stratosphérique ! Come Away With Me s’est vendu à 22 millions d’exemplaires dans le monde, et son deuxième album entre 10 à 15 millions. On n’imaginait pas ça dans le jazz », relève Pascal Bod, responsable marketing de Blue Note, Verve, Impulse ! et Concord chez Universal France. Norah Jones est d’ailleurs désormais référencée en variété internationale par le Snep, avec en 2016, l’album Day Breaks, à la 86e place des ventes.
« Ce sont les vocalistes qui font le marché, ajoute Pascal Bod. Diana Krall, Gregory Porter, Stacey Kent, Melody Gardot, Norah Jones, Madeleine Peyroux, Jamie Cullum… tournent dans tous les festivals et débordent le jazz. Melody Gardot a rempli huit fois l’Olympia en seize mois, chaque fois qu’elle vient en France, elle chante à guichets fermés, c’est une artiste phénoménale. »
Gregory Porter, pour sa part, « a été signé par Universal France en 2013 pour le monde entier et c’est une grande réussite », se félicite Olivier Nusse, PDG d’Universal Music France. Cette année-là, Liquid Spirit s’est vendu à plus de 1,5 million d’exemplaires en France, 350 000 en Allemagne, 380 000 au Japon…
Un marché très « physique »
Ces artistes marchent d’autant plus qu’ils sont « streamés », c’est-à-dire écoutés en ligne sur Internet, là où se trouvent désormais 50 % des ventes mondiales de musique (41 % en France). Par rapport à cette écoute dématérialisée, « le jazz est encore un marché très ”physique”, il profite d’ailleurs de la remontée des vinyles », relève Olivier Nusse.
Les fournisseurs de musique sur Internet travaillent leur offre jazz. Numéro un mondial de l’écoute en ligne, « Spotify propose quelques ”playlists” (« listes de morceaux ») de jazz, mais c’est une offre que l’on doit développer », admet Bruno Crolot, le directeur général de Spotify France et Benelux.
Situé sur le haut de gamme du streaming, le français Qobuz donne au jazz et au classique (20 % chacun) une place bien plus grande, dans ses 40 millions de titres, que leur part de marché. « Nous n’offrons pas juste un service en ligne, mais un compagnon de musique qui respecte ce qui fait la richesse du répertoire. Or, en jazz comme en classique, la qualité d’écoute et l’intelligence du livret sont essentielles », explique Malcolm Ouzeri, responsable marketing de Qobuz.
Un art vivant
Les meilleurs acteurs du renouveau du jazz restent les artistes qui le font vivre en le mélangeant, comme Jamie Cullum avec la pop, Herbie Hancock avec le rap, Trombone Shorty avec la soul, Norah Jones avec la variété, le pianiste Yaron Herman avec l’électro et la musique classique, Melody Gardot, qui emprunte au cinéma et aux musiques du monde, ou Madeleine Peyroux, qui a fait une belle incursion dans le blues avec Secular Hymns.
« Les gens qui font de la musique n’en parlent pas en la découpant en genres ou en styles », tranche Jamie Cullum, à l’issue de son concert à Vienne. « Nous essayons toujours de trouver un lien entre le jazz et les musiques voisines pour programmer les artistes. Zucchero, par exemple, est venu ici présenter un projet très blues. C’est l’essence même du jazz de s’ouvrir au blues, aux musiques des Caraïbes et du Brésil, au funk, au hip-hop, au gospel… », confirme Benjamin Tanguy, directeur artistique de Jazz à Vienne.
Jamie Cullum y a représenté l’école anglaise du « White Jazz », le jazz des Blancs, qui assume son côté pop-rock. « Le jazz m’a aidé à explorer la musique en général. Mais j’ai grandi avec la pop », explique le pianiste et chanteur anglais de 37 ans.
Sa référence, c’est Nina Simone. « À la fois une grande musicienne de jazz, le pouvoir d’une rock star, la danse, le rythme, la délicatesse, c’était la plus grande !, lance Jamie Cullum. Et elle donne une musique qui fait transpirer, qui donne du plaisir… La musique est une des choses les plus puissantes, elle fait ressentir à tous l’instant, au moment où chacun, en même temps, partage la même émotion. »
Art vivant, le jazz n’est jamais aussi beau qu’en public, le soir, quand sa musique s’adoucit pour accompagner les derniers feux du soleil, au point de laisser entendre les trilles des hirondelles qui sillonnent le ciel en quête de moustiques. Quand il accompagne la fête solaire de l’été, et que des petites filles s’emballent au rythme des notes bleues, dansant pieds nus sur les vieilles pierres du théâtre antique de Vienne.
Cent ans de jazz
Le mot « jazz » apparaît pour la première fois dans la presse de New York en 1917 à l’occasion de la venue d’un orchestre blanc, l’Original Dixieland Jass (ou Jasz ou Jaz, puis Jazz) Band.
Musique afro-américaine créée au début du XXe siècle par les communautés noires et créoles du sud des États-Unis, le jazz est basé sur l’improvisation, un traitement original de la matière sonore et une mise en valeur spécifique du rythme (swing).
La Nouvelle-Orléans (Louisiane) est considérée comme le berceau du jazz. C’est là que se produisit entre 1890 et 1910, une fusion entre trois courants musicaux, la musique populaire des Noirs (musique religieuse, chants de travail et blues), sa version « blanche » (« minstrel shows », vaudeville) et le ragtime.
Musique de danse et de bar à ses débuts, le jazz est aujourd’hui considéré comme un art majeur. Sidney Bechet, Louis Armstrong, Lester Young, Fats Waller, Django Reinhardt, Charlie Parker, John Coltrane, Lionel Hampton, Miles Davis, Duke Ellington, Chet Baker, Nina Simone, Sarah Vaughan, Billie Holiday, Ella Fitzgerald… figurent parmi ses plus illustres représentants.
Le jazz a vu se succéder de nombreux courants : New-Orleans, Be-Bop, Cool, Free…
À lire
Abécédaire amoureux du jazz, de Pascal Kober, préface de Marcus Miller, éd. Snoeck, 176 p., 25 €. Les plus belles photographies de Pascal Kober illustrant cet ouvrage sont exposées jusqu’au 17 septembre (entrée gratuite), au Musée de l’ancien évêché de Grenoble.
Source : Dictionnaire de la musique, dirigé par Marc Vignal, Larousse in extenso, 1 520 p., 26 €.
Nathalie Lacube, La Croix, le 15/07/2017
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