Tandis que l’AACM fête ses 50 ans, un essai retrace l’intense activité de ce collectif à l’avant-garde du jazz américain. L’occasion de revenir sur les échanges entre la scène parisienne et ses membres venus de Chicago.
C’était il y a un demi-siècle. Le 8 mai 1965, une trentaine de musiciens de Chicago jetaient les bases de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), collectif à l’objectif clair : l’extension du domaine du jazz.
Les moyens pour y parvenir seront divers : l’éducation, l’autoproduction, la diffusion… Et quatre ans plus tard, des membres affiliés à l’AACM débarquaient dans la capitale française. Autant pour porter la bonne parole que pour trouver un terrain d’entente avec les musiciens français. Parmi eux, la Creative Construction Company et l’Art Ensemble allaient ardemment fréquenter la faune des bords de Seine, ce dont témoigna notamment le cultissime Comme à la radio enregistré avec Brigitte Fontaine.
C’est ainsi, en France, que l’Art Ensemble allait prendre le nom «de Chicago» ! Car, avant de débarquer à Paris, la formation, qui deviendra l’un des phares du free-jazz, n’avait pas éprouvé le besoin de se géolocaliser. Les Parisiens s’en chargeront, comme le rappelle Alexandre Pierrepont, dans la Nuée, une superbe histoire du jazz au prisme de l’exemplaire démarche de l’AACM. Car si, dès 1971, le fameux quintette connu pour ses masques et ses frasques retourne dans la cité des vents, il va constamment revenir à Paris. Ultime preuve de cette connexion, le Festival d’automne conviait, le 19 octobre, le saxophoniste-fondateur de l’Art Ensemble, Roscoe Mitchell, en duo avec le formidable batteur Mike Reed. Soit la première et la nouvelle génération de l’AACM réunies.
Matrice.
Parmi le public, aussi, certains étaient déjà là au moment des faits. Comme Fabien Barontini, directeur du festival Sons d’hiver, qui a programmé, en ouverture de son édition 2016, le pianiste Muhal Richard Abrams, membre fondateur et premier président de l’association chicagoane, qui prônait une radicale diversalité : «S’il y a une musique de l’AACM, c’est la musique de chaque membre.» Cet axiome sera la matrice qui permettra au collectif d’accueillir toutes les propositions artistiques. Le DJ pilier de la house Marshall Jefferson et Earth, Wind and Fire eurent affaire avec l’AACM. Aujourd’hui, le président, Khari B., est un slameur qui slalome entre les maux et fréquente les terres électroniques. On est loin de l’image d’Epinal du jazzman qui aligne les standards. «L’AACM est une structure vivante», reprend Barontini, qui programme d’ailleurs en fermeture de son festival l’Hypnotic Brass Ensemble, fanfare funky composée des huit rejetons d’un autre fondateur, Phil Corhan.Cette diversité d’intentions a habité chacune des générations qui ont adhéré à l’AACM. La saxophoniste Matana Roberts a ainsi signé ses albums sur Constellation, label post-rock de Montréal, tandis que son aîné George Lewis travaille à l’écriture d’un opéra, après avoir œuvré à l’Ircam.
Irréductibles à une définition, tous ont trouvé dans le slogan fondateur, «Ancient to the future», l’alchimie propice à inventer d’autres lendemains qui dézinguent carrément. Tous ceux-là, et bien d’autres, n’ont cessé de fréquenter Paris, où ils auront toujours pu compter sur quelques alliés et relais. Philippe Carles, cosignataire du livre générationnel Free Jazz Black Power, fait partie de ceux-là depuis le début. Pour lui néanmoins, «la déflagration actuelle est tout de même bien moindre qu’en 1970».
Malgré les nombreux musiciens de Chicago passés délivrer leur message à Paris, trop peu de Français firent le voyage en sens inverse. Réparer ce déséquilibre était l’une des ambitions de The Bridge, programme d’échanges transatlantiques et transartistiques. Ce pont a été mis en place début 2013, par Alexandre Pierrepont. Depuis dix ans, l’anthropologue a établi des passerelles entre les deux villes, et de nombreux sociétaires de l’AACM ont bien entendu adhéré à ce principe de réciprocité. Des échanges qui défient le dogme des catégories, comme le faisaient déjà l’Art Ensemble et consorts.
«Marmite».
Franc-tireur d’une musique résolument oblique, fervent défenseur de l’improvisation, le guitariste Julien Desprez, a ainsi découvert Chicago au printemps 2014. Il en est revenu marqué par «l’énergie incroyable, à 500 %». «Il y a aussi là-bas beaucoup moins de cloisonnement des styles musicaux. Tous les musiciens jouent des musiques très différentes. A ce niveau, cela n’a vraiment rien à voir avec la France. C’était un grand bol d’air.» Il en va de même pour le pianiste Benoît Delbecq, en résidence avec d’autres à Chicago, en ce novembre. Pour lui, ce fut l’occasion de creuser en direct des questions qui l’animent depuis bientôt trente ans, lorsqu’il reçut des leçons de l’émérite Muhal Richard Abrams. «L’AACM a été une marmite créative à un moment crucial de l’histoire de la musique aux Etats-Unis - et elle continue à porter ce message de créativité et de sociabilité créative, une exigence qui tranche avec le rabâchage du copié-collé dont souffre beaucoup le jazz aujourd’hui.»Et ce n’est pas qu’un hasard si l’un comme l’autre ont participé à la création de collectifs parisiens visant à structurer une alternative musicale : Benoît Delbecq fonda Hask au tournant des années 90, et Julien Desprez s’active dans l’un des collectifs les plus irradiants actuellement, Coax, dont il perçoit des points de résonance avec l’AACM, «au niveau de la création-composition collective, mais aussi par rapport à notre manière de faire de la politique par l’action, en faisant, créant, organisant des concerts, en cherchant des modes d’organisation qui cherchent à prendre soin des gens. En les côtoyant, j’ai réalisés que le free-jazz était bien plus qu’une esthétique, que cela avait été aussi un mouvement social».
«La Nuée. L’AACM : un jeu de société musicale» d'Alexandre Pierrepont. Ed. Parenthèses, 448 pp., 19 €.
Par Jacques Denis, Libération — 23 novembre 2015
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