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jeudi 10 septembre 2015

L'ouragan Nina Simone continue de sévir (L'Express)


 Deux disques, deux films et un spectacle à la Villette rendent hommage à la diva américaine Nina Simone. Alors que les Etats-Unis sont marqués par des tensions entre la communauté noire et les forces de police, les chansons de la grande voix des droits civiques n'ont rien perdu de leur puissance.




Une image parmi d'autres: une chanteuse au piano. Mais une voix comme personne: grave, envoûtante, écorchée, émouvante. Nina Simone, reine de la Great Black Music, peut défendre la cause des Noirs (To Be Young, Gifted and Black), ensorceler un auditoire (I Put a Spell on You) ou, d'une remarque à l'attention d'un spectateur trop remuant, réduire soudain un concert en miettes. Nina Simone, "The One and Only", disent les Américains. La seule et unique. A ce point qu'elle reste, aujourd'hui encore, une conscience politique et une artiste de référence.

Adolescente, Eunice Kathleen Waymon rêve d'intégrer le Curtis Institute de Philadelphie et d'être la première concertiste classique noire. L'échec l'oblige à devenir Nina Simone, la chanteuse. What Happened, Miss Simone? (Que s'est-il passé, mademoiselle Simone?), c'est justement le titre d'un documentaire, diffusé actuellement sur Netflix, qui retrace sa tumultueuse carrière. Une sortie qui s'accompagne d'un album de reprises par des artistes américains (Nina Revisited. A Tribute to Nina Simone).




Un autre hommage discographique lui est rendu par des chanteurs établis en France (Autour de Nina), avec une version live donnée au festival Jazz à la Villette le 6 septembre. Un biopic, Nina, est aussi annoncé au cinéma dans les prochains mois. Cela faisait longtemps que la "grande prêtresse de la soul", décédée le 21 avril 2003, à Carry-le-Rouet, dans les Bouches-du-Rhône, n'avait pas eu droit à tant d'égards.

A la fin de sa vie, Nina Simone était considérée comme une diva capricieuse, ingérable et bipolaire. Fâchée avec tout le monde, et le fisc américain en particulier, elle a quitté les Etats-Unis pour s'installer au Liberia, puis en Suisse, aux Pays-Bas, avant de finalement résider en France. Une fuite en forme de descente aux enfers. "Pour de nombreux Américains, Nina Simone est une hors-la-loi", rappelle l'historienne Nicole Bacharan (Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche, éd. du Panama).

En 1987, Nina Simone avait déjà connu un soudain regain de popularité. Elle est alors au plus bas, après une hospitalisation avec camisole de force. Une pub télé pour Chanel n°5 a la bonne idée d'utiliser sa version de 1958 du standard de jazz My Baby Just Cares For Me. Le single ressort et atteint le haut des classements européens. Le chant du cygne.


Une pianiste virtuose confrontée très tôt au racisme

Cette fois, le retour en grâce respire un parfum moins mercantile. Place à l'icône. "Comme pour James Brown ou Ray Charles, il a fallu attendre un certain temps pour digérer son héritage et laisser place au mythe", analyse Vincent Anglade, programmateur de Jazz à la Villette. Douze ans après la disparition de la star, ses proches acceptent enfin de témoigner. Sa fille unique, Lisa, qui a entretenu une relation tourmentée avec sa mère, a décidé d'ouvrir ses archives personnelles à la réalisatrice Liz Garbus. Lisa Simone, chanteuse de jazz elle aussi, après une carrière dans l'armée américaine, a joint le geste à la parole. Elle est coproductrice du documentaire What Happened, Miss Simone?

Une manière pour elle de contrôler l'image maternelle et de couper l'herbe sous le pied d'un biopic dont la date de sortie ne cesse d'être retardée. Le film, Nina, de Cynthia Mort, suscite la polémique outre- Atlantique depuis sa mise en chantier. Les raisons? Une histoire qui se concentrerait sur une relation amoureuse improbable entre miss Simone et son assistant - selon Lisa, il était gay - et, surtout, le choix de Zoe Saldana, à la place de Mary J.Blige, pour incarner le rôle-titre. Il est reproché à l'héroïne d'Avatar non pas son manque de talent d'actrice mais d'avoir le teint trop clair.


Naissance d'une rebelle

Ce n'est pas un scoop: Nina Simone a la peau noire. Très noire. Née le 21 février 1933, en Caroline du Nord, Eunice Kathleen Waymon est très tôt confrontée au racisme. Elle choisit plus tard son nom de scène en associant "Nina", le surnom donné par un petit ami, et le prénom de l'actrice Simone Signoret. Pianiste virtuose aux talents précoces, elle est repérée par une riche femme blanche chez qui sa mère fait le ménage.

A 11 ans, elle est conviée par sa protectrice à donner un récital dans la bibliothèque municipale de la ville. La jeune prodige s'installe devant son piano. Mais ses parents, assis au premier rang, sont obligés de laisser leurs sièges à un couple de Blancs. Eunice se lève et annonce avec aplomb qu'elle ne jouera pas si ses parents ne retrouvent pas leurs places.




Une rebelle est née. "Chaque vexation réelle ou imaginaire me mettait à vif, dira-t-elle. Mais, chaque fois, je cicatrisais, la peau un peu plus dure, un peu moins innocente et toujours plus noire." Nina Simone incarne le rejet des conventions raciales, sexuelles ou institutionnelles. Elle "avait un côté punk avant l'heure", juge le bluesman Hugh Coltman, interprète d'une reprise de Sinnerman dans la version scène d'Autour de Nina.

Si Nina Simone est plus que jamais présente en 2015, c'est tout simplement parce que ses chansons sont toujours autant d'actualité. "La voix de celle qui fut une militante au sein du Mouvement des droits civiques exprime encore ce que ressentent les Noirs après les drames des derniers mois: le désespoir, le dégoût, la peur, l'injustice et l'envie de se battre", rappelle Nicole Bacharan. Nina Simone est la définition même de l'engagement, nourri par des compositions politiques, nées dans les années 1960: Four Women, Feeling Good, Old Jim Crow...

Cette conscience s'est éveillée au contact des écrivains Langston Hughes, James Baldwin, Lorraine Hansberry. Plus proche de Malcolm X que de Martin Luther King, elle prône la lutte armée et le séparatisme. En 1964, en réaction à l'assassinat du leader des droits civiques Medgar Evers et au meurtre de quatre jeunes Afro-Américaines dans l'explosion d'une église à Birmingham, en Alabama, elle écrit Mississippi Goddam. Un cri de colère porté par une mélodie presque enfantine. Une déclaration de guerre à destination de l'Amérique raciste. Les Etats du Sud lui font payer cet affront.


Les radios ne passent plus ses disques. 




Cinquante ans plus tard, la situation a évidemment changé. Désormais, Barack Obama siège à la Maison- Blanche. "Mais le taux de pauvreté des Noirs est toujours le double de celui des autres groupes, précise Nicole Bacharan. Et puis il y a la violence policière. Au mois de mai, 61% des Américains estimaient que les relations raciales sont mauvaises dans le pays."


Ce sont les rappeurs qui font le plus revivre sa musique

Musique classique, jazz, soul, blues... Nina Simone n'appartient à aucune chapelle. Raison pour laquelle elle bénéficie d'une nouvelle aura auprès de tant d'artistes venus de genres si différents. Dans le spectacle Autour de Nina, on retrouve autour du micro la vocaliste Camille, la soulwoman franco-israélienne Yael Naim, le Britannique Hugh Coltman, Ben l'Oncle Soul... Quant à l'Américaine Lauryn Hill, aux manettes de l'album Nina Revisited, elle est la première à avoir rappé sur le nom de Nina Simone, le faisant rimer avec Al Capone. C'était dans Ready or Not, en 1996, avec les Fugees.

Ironie de l'Histoire, ce sont les rappeurs qui font le plus revivre sa musique, elle qui détestait le hip-hop. Kanye West, fils d'un Black Panther, a samplé sa musique sur trois morceaux, Bad News, New Day et Blood on the Leaves. Mais c'est moins pour évoquer de grandes causes que pour coucher ses états d'âme de superstar. "Nina Simone est bien plus pertinente que Kanye West, qui déclare pourtant sur scène être la plus grande rock star de la planète", estime Hugh Coltman.

Combien, aujourd'hui, sont de sa trempe? Si sa voix résonne tant, c'est aussi parce que les artistes contemporains sont bien silencieux. Ceux qui n'ont pas peur de se mettre à dos une partie du public sont rares. Après avoir reçu cette année l'oscar de la meilleure chanson originale pour le film Selma, récit du combat de Martin Luther King pour garantir le droit de vote des Noirs, le chanteur John Legend a lancé, ému: "Nina Simone a dit qu'il est du devoir d'un artiste de refléter le monde dans lequel nous vivons. La lutte pour la liberté et la justice se déroule maintenant. Nous vivons dans le pays avec le taux d'incarcération le plus élevé de la planète. Il y a plus d'hommes noirs placés en détention aujourd'hui que d'esclaves en 1850." Nina Simone n'aurait pas dit mieux.

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