Censure, prison, assassinat... Les musiciens sont la cible de nombreuses exactions que peu de voix dénoncent – notamment parce que leur art est vu comme un divertissement. Etat des lieux avant la Fête de la musique, le 21 juin
Omniprésente et objet fétiche de l'économie numérique, la musique est fêtée chaque 21 juin à travers le monde.
Mais cet art qui est aussi la cible favorite des dictateurs et des gardiens des mœurs est fort mal protégée des atteintes aux droits de l’homme et à la liberté d’expression. C’est donc pour prendre la défense des musiciens que le journaliste danois Ole Reitov a créé, en 1998, l’organisation non gouvernementale Freedom of musical expression (Freemuse). Il manquait à ces artistes de l’immatériel, emprisonnés, battus, empêchés de diffusion, l’équivalent d’un Reporters sans frontières pour les journalistes ou d’un Pen Club pour les écrivains.
L’histoire a donné raison à Freemuse. Quelques mois avant sa création, en 1998, le chanteur Matoub Lounès, militant de la cause kabyle en Algérie, personnalité laïque et démocrate, est assassiné sans qu’on ait jamais su qui, du mouvement islamiste du GIA ou du pouvoir militaire algérien, a appuyé sur la détente.
Par la suite, l’association a connu plusieurs affaires retentissantes. L’une des plus emblématiques fut celle du Camerounais Lapiro de Mbanga, emprisonné trois ans pour avoir écrit, en 2008, Constitution constipée, une chanson réclamant la limitation du mandat présidentiel de Paul Biya.
Ghazala Javed |
Il y eut aussi en 2012 le cas des Pussy Riot, cible des pouvoirs politiques et religieux en Russie, ainsi que l’assassinat au Pakistan de la chanteuse pachtoune Ghazala Javed commandité par les hommes de sa famille.
Sans oublier l’assassinat, en 2011, d’Ibrahim Kachouch, chanteur de variétés syrien, retrouvé flottant sur l’Orantes, la gorge tranchée, après avoir composé Yalla irhal, ya Bachar («Allez Bachar, dégage »), devenu l’hymne des manifestants anti-Bachar Al-Assad. «Les dictateurs en général ont peur de l’art et de la musique, parce que c’est la recherche de la vérité et de la beauté », commentait alors le pianiste syrien exilé Malek Jandali, cité par Freemuse.
Freemuse annonce sur son site son ambition de « traquer tout ce qui peut réduire un artiste au silence, de la censure au kidnapping, de l’emprisonnement à l’attaque terroriste ». L’ONG est associée à l’Unesco et à son bureau de la musique,
l’International Music Council (IMC), dans le cadre de la convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, que 138 pays et l’Union européenne ont ratifiée. Son rapport annuel de 2014, remis le 15 juin à Copenhague, fait état de 90 cas de harcèlement grave contre des musiciens sur 237 cas de violations de la liberté artistique recensées par le site annexe, plus généraliste, Artsfreedom.org. Soit une augmentation de 20 % des cas de censure et de violence contre des musiciens, « parce que nous sommes mieux informés, malgré des zones de non-droit comme celles tenues par l’Etat islamique, les régions contrôlées par les talibans ou Boko Haram », déclare Ole Reitov. La Russie arrive en tête de ce triste palmarès, dans le climat ultranationaliste qui accompagne le conflit ukrainien (22 incidents dont 7 violents en 2014) ; la Chine est toujours à la pointe des procédés de censure, tandis que l’Iran et la Turquie ne s’en privent pas, notamment contre les Kurdes. Cuba, enfin, est toujours Cuba.
Mais, le plus souvent, les nombreux cas de persécutions de musiciens à travers le monde laissent froid le commun des mortels, et même les stars du rock qui, comme Bono, adhèrent plus volontiers à des causes humanitaires. Vice-président de Freemuse et longtemps journaliste à Radio France internationale (RFI), Daniel Brown souligne que les organisations de défense des droits de l’homme sont peu motivées pour protéger les musiciens, trop fréquemment traités en va-nu-pieds ou considérés, au mieux, comme des citoyens lambda, qu’ils ne sont pas.
« Même Amnesty International [qui a organisé en 1988 Human Rights Now !, une tournée de stars du rock et de musiques du monde en faveur des droits de l’homme] s’offusquait peu des exactions contre les musiciens, constate Daniel Brown. Ces formes de censure s’exercent beaucoup sur les jeunes des quartiers populaires, qui ont des difficultés à communiquer, à trouver un langage recevable par les instances internationales. C’est une situation ironique, car ces musiciens ont un écho beaucoup plus large que les écrivains dans des pays de tradition orale ou affligés d’un fort taux d’analphabétisme. »
Irina Bokova, directrice générale de l’Unesco, ne dément pas cette inertie.
«Pour le cas précis des musiciens, contrairement à son mandat de défense des journalistes, qui est bien explicite, l’Unesco n’a pas mené de campagnes de sensibilisation. Une des raisons est précisément le manque de données, d’informations, de recul analytique sur cette situation, explique-t-elle en promettant un changement. Avec le soutien financier de la Suède, très engagée dans la défense de la liberté de la presse, l’Unesco publiera en décembre 2015 un premier rapport mondial sur la mise en œuvre de la convention de 2005. L’un des chapitres portera sur l’amélioration du statut des artistes. La défense de la liberté d’expression est au cœur du mandat de l’Unesco. Car, sans liberté d’expression, il ne saurait y avoir de création artistique et donc de diversité des expressions culturelles.»
« Les musiciens doivent être protégés comme tout un chacun par les règles des droits de l’homme, remarque le site de Freemuse. Avec un plus : ils doivent pouvoir nourrir la vie culturelle, jouer en privé et en public, donner des concerts, éditer des disques, indépendamment des contenus exprimés dans les paroles ou la musique.» Pour cela, il faut les laisser circuler. En 2013, le gouvernement français a demandé au réseau diplomatique de faciliter l’obtention de visas courts, dits « de circulation», aux artistes étrangers.
Car, depuis vingt ans, les refus de visa vers l’Occident se sont multipliés, comme si pesait sur les musiciens le soupçon récurrent de vouloir immigrer illégalement.
La diversité des styles et des formes, la transversalité sociale – entre musiques traditionnelles et ethniques, chants sacrés, répertoires classiques, hip-hop ou variétés – fait la force de cet art majeur, mais il la segmente et la rend diffuse. On en oublie que la musique, selon le chef d’orchestre israélo-argentin Daniel Barenboïm, « est un mégaphone culturel ». A certains musiciens, les plus politiques, on a reconnu le statut de martyrs ou de héros : le chanteur communiste Victor Jara, assassiné en 1973 par le gouvernement Pinochet au Chili, José Afonso, auteur de la chanson Grandola, vila morena, dont la diffusion à la radio, le 25 avril 1974, a été le signal déclencheur de la «révolution des œillets ». Ou encore Johnny Clegg, le «Zoulou blanc » qui défia l’apartheid sud-africain en chantant avec Sipho Mchunu, son ami noir.
«La censure contre les musiciens est parfois oubliée, parce que l’on pense trop que la musique est un divertissement », explique la cinéaste, chanteuse et musicienne Deeyah Khan, à la formation classique mais au style très électronique. Née à Oslo en 1977 de parents indo-pakistanais, la jeune femme a été surnommée la « Madonna musulmane ». En 2006, elle avait produit un clip de son succès What Will It Be, dans lequel une femme ôtait son tchador au bord d’une piscine pour y plonger en toute liberté. Menacée de mort par des intégristes à Oslo, poursuivie par la même mouvance à Londres, où elle s’était exilée pour publier un premier album, elle vit aujourd’hui aux Etats-Unis. Elle a fondé Sisterhood, un réseau de soutien aux jeunes artistes musulmanes, puis Memini (« je me souviens », en latin), un site Internet consacré aux victimes des « crimes d’honneur ». Musulmane, mais opposée à « la culture de la peur et du secret », elle note une conséquence majeure de la censure: l’autocensure.
Brève histoire de la censure musicale aux Etats-Unis
Le Monde arabe ou le gouvernement castriste de Cuba n'ont pas le monopole de la censure morale et politique. Les Etats-Unis l’ont longtemps pratiquée, notamment en donnant des consignes de non-diffusion de titres jugés attentatoires aux bonnes mœurs. Ce fut le cas en 1956, quand la station ABC Radio refusa de diffuser Love for Sale, de Billie Holiday – la prostitution vue par une femme, non par un client. La même radio, unie en 1936 aux producteurs de la comédie musicale Anything Goes, où figure la chanson I Get a Kick out of You, avait demandé à l’auteur, Cole Porter, de changer le vers «Some get a kick from cocaïne» (« certains adorent la cocaïne »), qui devint « Some like the perfume from Spain» (« certains aiment le parfum d’Espagne»).
Trente ans plus tard, au fameux «Ed Sullivan Show », sur CBS, les Rolling Stones doivent modifier Let’s Spend the Night Together (« passons la nuit ensemble ») en Let’s Spend Some Time Together (« passons du temps ensemble »). A l’époque, on ne couche pas. Pas plus que dans la Chine du XXIe siècle : lors d’un concert à Shanghaï, en 2006, les autorités ont demandé aux mêmes Rolling Stones de ne pas interpréter cette chanson, non plus que Brown Sugar ou Rough Justice.
Washington a compris depuis longtemps que les musiques populaires sont la «CNN des jeunes dans le monde entier», comme l’a écrit le rapper américain Chuch D, du groupe Public Enemy. Il convenait donc d’occuper le terrain. En janvier 1975, en pleine guerre froide, l’ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, Walter Stoessel, rédigeait pour son gouvernement une note, «Présentations culturelles : groupes de musique populaire », que Wikileaks a révélée en 2013. Il suggérait d’envoyer des groupes de « soft rock » en URSS afin de contrer les idées communistes. Des tournées ont été organisées, facilitées par le gouvernement américain : Elton John y chante en 1979, Bob Dylan en 1985, puis le groupe Santana, Billy Joel ou James Taylor. Le mur de Berlin tombe peu après.
Fans furieux
Un autre épisode fameux de la censure à l’américaine concerne les Dixie Chicks, trio texan de chanteuses country, le genre le plus apprécié des Américains avec le rap. Couvertes de Grammy Awards en janvier 2003, elles s’en prennent à la politique de George W. Bush à la veille de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. Sur scène, à Londres, l’une d’elle, Natalie Maines, s’apprête à chanter Travelin’ Soldier, un de leurs succès. Elle déclare : « Nous ne voulons pas de cette guerre ni de cette violence, et nous avons honte que notre président soit originaire du Texas. »
L’histoire est révélée par le quotidien britannique The Guardian. Très vite, les radios de San Diego, Nashville et Dallas sont submergées d’appels de fans furieux. En Louisiane, un stock de leurs CD est détruit au bulldozer. La révolte est d’autant plus vive que la musique country, genre anglo-celte né dans les Appalaches au XIXe siècle, est ancrée sur trois piliers identitaires : « Aime ton pays, aime Dieu, aime ta famille ».
Les Dixie Chicks s’excusèrent. Elles furent soutenues par Bruce Springsteen, en vain. Les ventes de leurs albums s’effondrèrent et Madonna en tira la leçon : elle décida d’exclure du clip de sa nouvelle chanson, American Life, une scène où elle jetait une grenade sur un sosie de George W. Bush.
De l’Egypte au Brésil, le rap en première ligne
Le ministère de l'éducation égyptien a publié en mai une circulaire interdisant la diffusion dans les écoles de toute musique sans autorisation administrative préalable.
La mesure vise notamment les chansons de mahrajant, nom donné à l’électro-chaabi, mélange de rap, d’électronique et de tradition moyen-orientale. La cinéaste franco-tunisienne Hind Meddeb a filmé, en 2013, l’essor de cette musique festive et caustique que ni la censure ni l’austérité islamiste ne parviennent à endiguer.
«L’électro-chaabi en Egypte ou le rap en Tunisie ont libéré la parole des jeunes quatre ou cinq ans avant les révolutions arabes, explique-t-elle. Les artistes ont inventé des slogans, la plupart du temps dans des quartiers reculés, des espaces incontrôlés où les grands médias, les pouvoirs publics et la police n’entrent pas. Parce qu’il s’exerce dans des recoins secrets, le pouvoir de la musique est rarement pris en compte, sauf par ceux qui sont attaqués. »
« Les rappeurs sont en première ligne à travers le monde », souligne Daniel Brown, vice-président de l’ONG Freemuse. Le rap prend souvent pour cible la violence policière, et c’est toujours un risque. Le groupe français La Rumeur le sait, qui a subi les foudres du ministère de l’intérieur – un procès que le groupe a gagné au bout de huit ans, en 2010 –, comme le jeune Brésilien Emicida, placé en garde à vue en 2012 pour avoir dénoncé sur scène l’expulsion musclée d’un campement de paysans sans terre.
Libre parole
Au Maroc, le rappeur El Haqed (de son vrai nom Mouad Belghouat) accumule les condamnations à la prison, la dernière en date sanctionnant un clip représentant un policier avec une tête d’âne. Au Sénégal, le mouvement de contestation Y en a marre est né en 2011 de la dénonciation par des collectifs de rap des coupures d’électricité dues à « une mauvaise gestion de l’Etat ». Il poursuit son action, malgré les tracas policiers, après avoir œuvré à l’éviction de l’ancien président Abdoulaye Wade.
La libre parole du rap est coincée entre «les censeurs, généralement des groupuscules conservateurs», et « des pouvoirs politiques qui ne supportent pas la liberté d’expression », constate Daniel Brown, qui revient de Tunisie. Il y a rencontré Weld El 15 et Klay BBJ, emprisonnés pour « injures à fonctionnaires » en 2013, à l’issue d’un concert donné dans la ville touristique de Hammamet.
Voix importantes de la révolution arabe, ces rappeurs, qui dénonçaient le gouvernement Ben Ali et sa police, se heurtent aujourd’hui à l’influence du parti Ennahda, le mouvement de la renaissance islamiste.
La vive imagination des censeurs change avec le moment historique, remarquait Emmanuel Pierrat, avocat et coauteur du livre 100 chansons censurées (Hoëbeke, 2014). Pour annuler les concerts d’électro-chaabi, le gouvernement égyptien prend ainsi prétexte de la sécurité. Et pour tenter d’interdire des pratiques historiques désormais jugées offensantes, les censeurs ont beaucoup réfléchi. Ils ont trouvé : la danseuse du ventre Safinaz, d’origine arménienne, a été condamnée à six mois de prison ferme et à une forte amende pour « outrage au drapeau égyptien» : son costume de scène était, comme la bannière, rouge, blanc et noir.
Véronique Mortaigne, Le Monde du 20 juin 2015
Note du webmestre
en France certaines chansons continuent d'être censurées. Exemple typique la chanson de Jean Ferrat "Un air de Liberté" . Pour cette chanson l'artiste a été poursuivi en justice par Jean d'Ormesson. Elle ne passe jamais en radio depuis sa date de création , 1976, et il est très difficile de trouver une vidéo sur le web
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