L’orchestre des Impatients du jazz réunit des patients d’un centre psychiatrique marseillais, personnels soignants et simples habitants, autour de musiciens professionnels. Le groupe fera l’ouverture du festival Marseille Jazz des cinq continents, en juillet.
Le concert s’achève dans un chorus éclatant et joyeux. Un feu d’artifice de cuivres, de basses, de guitares, de percussions, de piano, de chant dans lequel la trentaine de musiciens se libère de son stress et affirme son enthousiasme. Ce vendredi après-midi, sur une scène de la cité des Arts de la rue dans les quartiers Nord de Marseille, les Impatients du jazz jouent pour la première fois à l’extérieur du centre hospitalier psychiatrique Valvert.
Commencée en 2015, l’expérience portée par l’association culturelle de l’hôpital, Ose l’art, et le festival Marseille Jazz des cinq continents a permis la naissance de ce big band éclectique et inédit de 31 personnes. Elles ont entre 20 ans et la soixantaine ; certaines pratiquent un instrument, d’autres chantent. Il y a là un cadre de santé, une psychiatre, un futur assistant social, du personnel administratif, de simples habitants, quatre musiciens professionnels et, pour les deux tiers, des patients des différentes unités de Valvert. Lesquels souffrent de pathologies diverses (troubles du comportement, schizophrénie, dépression lourde) qui passent ici au second plan. Tous sont des « impatients du jazz ». Sous le jeu de mots, le nom du groupe rappelle l’essentiel : les membres de ce collectif composite ne se revendiquent ni soignés, ni soignants. « Nous sommes simplement des musiciens », pose Fred Pichot, saxophoniste et compositeur de jazz qui encadre le projet.
« La musique est le vecteur idéal pour une démarche de cet ordre »
« Il ne s’agit pas d’art-thérapie », prolonge Lise Couzinier, attachée culturelle du centre et représentante de l’association Ose l’art. « Nous ne cherchons pas à soigner, mais à faire entrer la création artistique et le partage à l’intérieur de l’hôpital. Nous voulons décloisonner : car un vent de fermeture souffle parfois sur les centres psychiatriques… » La jeune femme blonde chante dans le groupe. Elle a assisté aux deux sessions d’une dizaine de répétitions cet hiver et le précédent, puis a pris part aux deux premiers concerts des Impatients, donnés dans le cadre rassurant de l’hôpital.« Cette fois, j’ai un peu la trouille », confie Alexandre, saxo au cou, avant de monter sur la scène de la cité des Arts de la rue. Ancien pensionnaire de Valvert, le jeune homme de 23 ans joue pour la première fois devant « un vrai public ». Sous sa casquette kaki, il s’excuse d’une élocution qu’il sait ralentie par les médicaments. « Ce traitement m’a inhibé », s’agace-t-il. « Quand je suis arrivé au sein du groupe, je n’osais même pas sortir faire des courses au supermarché… Aujourd’hui, cela me permet d’extérioriser ce que j’ai en moi. Ici, les gens se dévoilent à travers ce qu’ils sont et non à travers l’étiquette qu’on leur a donnée. »
Après quelques réglages, Fred Pichot distille ses ultimes conseils. Il chantonne un refrain ; rappelle les difficultés d’une mélodie. « La musique est le vecteur idéal pour une démarche de cet ordre. Elle offre la possibilité – et le jazz plus que tout autre genre – de s’exprimer quand on a du mal à le faire avec les mots. C’est une musique où l’on peut être soi : on y cultive le geste improvisé, l’initiative personnelle, la liberté », synthétise le directeur artistique.
« Jouer me fait du bien »
Impossible pour le public, pendant les premières minutes du concert, de ne pas chercher à savoir qui est patient, qui est soignant. « La démarche sert aussi à démystifier la maladie mentale », enchaîne Aurélie Pampana, administratrice du festival. Le docteur Frédérique Lagier, psychiatre à Valvert et flûte traversière des Impatients, confirme : « Quand une chanteuse, patiente, me demande si je suis stressée avant de monter sur scène, je lui réponds que oui, je vis le même stress qu’elle. Nous sommes ensemble, et c’est cela qui permet de ne pas stigmatiser. »Derrière ses fines lunettes, Sébastien tempère. « Le côté ”organisé par Valvert” est parfois un peu lourd à porter », souffle ce trentenaire suivi par un centre médico-psychiatrique et en hôpital de jour depuis plusieurs mois, après un « accident de la vie ». Pourtant, à ses yeux, l’expérience est positive : « Cela m’a appris à m’habituer à ma particularité et à celle des autres. » Sébastien finit d’accorder sa guitare. Il poursuit : « J’ai longtemps été désocialisé. Ça peut me rendre anxieux d’avoir à trouver ma place dans un collectif. Être en groupe me demande un travail, mais j’en ai besoin. Cet orchestre est un laboratoire, pour moi. »
Andrei, lui, a « 30 ans, ou 29 » ; il ne sait pas exactement. Il vit à l’hôpital Valvert depuis plusieurs années. Grand et fin, il porte en permanence une casquette rouge vif estampillée « Espana ». Souvent, pendant les répétitions, il reste mutique, droit comme un « i », au sein du chœur. Quelquefois, il quitte la scène. Puis reparaît. « Chacun vient là avec ses complexes et ses peurs », reprend Fred Pichot, lors d’une pause. Il sourit : « Parfois, les encadrants font preuve de plus de timidité que certains patients. » Lorsque Andrei a demandé à diriger la formation, le directeur artistique lui a transmis quelques gestes de base. Deux mains qui se lèvent pour augmenter le volume, un poing qui se ferme pour faire taire un instrument… « Jouer me fait du bien, explique Andrei. Et quand je fais le chef d’orchestre, ça me détend. » Au milieu du concert, le jeune homme offre à coups de mouvements tantôt nerveux, tantôt apaisés, une improvisation dirigée exubérante. Un moment d’intensité réjouissante et de liberté effrénée, à l’image des prestations des Impatients.
Braver la scène, un défis
L’expérience valorise chacun et fait tomber les barrières. « Cela soigne l’ambiance entre nous, soignants et soignés », dit joliment le docteur Lagier. Mais au-delà de sa portée sociale, les Impatients du jazz est une formation musicale ambitieuse. « J’ai de vraies exigences, reprend Fred Pichot. Je suis là pour que ça tourne. » Le groupe fait durer avec exaltation un titre qui sonne comme du jazz éthiopien des années 1970. Derrière son clavier, Catherine est concentrée. Cette femme brune a eu, dit-elle, une vie normale jusqu’à l’âge de 28 ans. Un jour, pourtant, sans qu’elle ne sache expliquer pourquoi, Catherine a entendu des voix et eu des hallucinations. « J’ai mis dix ans à remonter la pente », soupire-t-elle. « Je me lance des petits défis chaque matin. » Celui de braver la scène est énorme. « Jouer du piano devant des gens, c’était un rêve dont je ne me pensais pas capable », confesse-t-elle. Mais elle n’ose pas encore exprimer sa fierté. « Dans trois ou quatre concerts », lâche-t-elle dans un mince sourire.Au côté des autres Impatients, à l’heure du finale, Catherine entonne « You Are I and I Am You », une chanson du musicien Didier Malherbe, invité lors du concert de novembre dernier. Le collectif a fait de ce titre, au refrain entêtant, son hymne. « Avec eux, il prend une dimension incroyable ! », se réjouit Hugues Kieffer, le directeur du festival Marseille Jazz des cinq continents. Sur le plateau, les Impatients du jazz miment l’évidence. Un pouce vers eux, l’index vers le public : « Tu es moi et je suis toi ».
Repères : Le festival Marseille Jazz des cinq continents
Ce festival se déroule à Marseille, du 19 au 29 juillet, au palais Longchamp, au théâtre Silvain, à la Friche la Belle-de-Mai et au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM).Sa programmation mêle grands noms et découvertes, de Brandford Marsalis à Seun Kuti, en passant par Norah Jones, Imany, George Benson, Herbie Hancock ou Tony Allen.
Les Impatients du jazz joueront le 3 juillet au parc de la Moline, à Marseille, en première partie de la chanteuse China Moses, pour l’ouverture du festival.
Informations : www.marseillejazz.com
Coralie Bonnefoy, La Croix, le 11/05/2017
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