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jeudi 13 juillet 2017

Derrière le culte du Hellfest, un «pèlerinage» (Libération)



Rencontre avec Corentin Charbonnier, l'auteur d'une thèse d'anthropologie consacrée au premier festival metal de France et à son public.

Du 15 au 18 juin dernier se tenait sous un soleil infernal la 12e édition du Hellfest, festival annuel de musique metal situé à Clisson (Loire-Atlantique). La cuvée 2017, avec parmi la programmation des groupes comme Aerosmith, Slayer ou Prophets of Rage, aura fait tomber plusieurs records, et pas seulement au niveau des températures. Selon Ben Barbaud, l’emblématique cofondateur de l’événement, le Hellfest est devenu «le premier festival de France en termes de chiffre d’affaires» (20 millions d’euros, avec 55 000 billets vendus par jour).

Docteur en anthropologie mais surtout metalleux (ou metalhead, en VO) convaincu, Corentin Charbonnier a soutenu, en décembre 2015, une thèse consacrée à l’étude du Hellfest. Fin 2016, il lance une campagne de crowdfunding sur Ulule afin de publier un ouvrage comprenant la majeure partie de sa thèse. Intitulé Le Hellfest, un pèlerinage pour metalheads, le livre étudie notamment les aspects de religiosité et les rites associés au festival, dont il détaille l’évolution et l’envers du décor. Entre deux concerts, Libération a profité de l’édition 2017 du festival pour lui poser quelques questions.

Comment démarre votre histoire avec le Hellfest ?


Elle commence avant même le Hellfest sous sa forme actuelle, dès 2002, avec le Furyfest. La première édition s’était déjà déroulée à Clisson, j’étais à l’époque étudiant à Angers et avais un pied dans le milieu hardcore. De 2002 à 2005, je me suis rendu aux éditions organisées à Rezé, près de Nantes, puis au Mans.

A partir de 2006, quand le Hellfest est créé à Clisson, j’intervenais dans des radios associatives, comme animateur dans le créneau metal. C’est en tant que «journaliste» que je débarquais au festival, et j’ai commencé à l’époque la photographie de concert, avec peu de moyens. Les groupes étaient accessibles, on pouvait interviewer Slayer, les médias mainstream étaient peu nombreux. Après mon master de sociologie en 2008, j’ai décidé d’enchaîner sur une thèse d’anthropologie sur le milieu metal. Le Hellfest m’apparaissait comme quelque chose d’extrêmement fédérateur, puisque en très peu de temps, les groupes comme les fans de metal ne juraient que par ce festival. J’avais observé l’édition 2007 avec des festivaliers trempés dans la boue puis aidés par les habitants de Clisson, c’était une ambiance incroyable. De 2009 à 2011, j’ai donc travaillé le sujet en faisant de l’observation participante, puisque je continuais à interviewer des artistes et à prendre des photos.
Quelles ont été les réactions du milieu universitaire à l’annonce de votre projet ?

Les profs de mon ancienne fac, la catho d’Angers [petit nom de l’université catholique de l’Ouest, ndlr] me disaient en rigolant «non mais tu ne vas pas nous faire ça», idem pour certains collègues l’année suivante. Ma directrice de thèse, Isabelle Bianquis, m’a dit qu’elle ne connaissait rien au metal mais elle a beaucoup travaillé en anthropologie sur les Mongols, les rites de passages, les aspects du religieux et l’alcool, donc ça me semblait pas mal parti ! Dans le milieu metal, tout le monde se marrait. Ben Barbaud et Yoann Le Nevé, les fondateurs du Hellfest, étaient hilares de voir quelqu’un faire une thèse sur leur festival.

La thèse avait-elle été remarquée au moment de sa soutenance ?

Sans me consulter, le responsable communication du Hellfest avait fait passer le message auprès des fans au moment de la soutenance. Résultat, un lundi matin de décembre 2015 à Tours, ma directrice de thèse a été assez surprise de découvrir 150 personnes habillées en noir pour assister à la soutenance ! Une courte vidéo de la fin de ma soutenance, postée sur l’équipe du Hellfest sur la page Facebook officielle, a fait exploser ma boîte mail de demandes pour lire la thèse.

Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de pièces indiffusables dans la thèse, notamment des photos non libres de droit et surtout des riders de groupes connus [document confidentiel compilant les demandes des artistes en tournée, allant des besoins techniques aux précisions sur le type de boissons désirées en coulisses, ndlr]. La solution était donc de l’édulcorer un peu pour le vendre à un prix raisonnable. J’ai créé ma boîte en trois semaines pour le commercialiser sans passer par des presses universitaires, qui auraient donné un résultat plus cher et moins esthétique.

Est-ce que d’autres festivals, en France ou à l’étranger, peuvent aussi prétendre à cet aspect «pèlerinage» avancé dans la thèse ?

Beaucoup de gens m’ont attaqué là-dessus. Par exemple les fans de reggae; en citant le Reggae Sun Ska [festival organisé en Gironde depuis 1998] ou des fans d’électro avec le O.Z.O.R.A. [festival organisé en Hongrie depuis 1999]. Bon, pour ces derniers, leur pèlerinage consiste surtout à se déchirer la gueule. Au Hellfest, les metalleux boivent mais savent se tenir et profitent du festival. Dans un festival comme O.Z.O.R.A., les structures disparaissent d’une année à l’autre, il n’y a pas de lieux identifiés. Au Hellfest, le lieu appartient aux organisateurs, ce ne sont pas des installations temporaires et précaires. Et il y a la fidélité du public, qui compte. Cette année, j’ai croisé un mec devant Trust qui était à leur tournée de 1981. Plus de trente ans après, il est encore là. Le Hellfest est le seul festival où, sur chaque édition, les tatoueurs font environ 800 à 1000 tatouages du logo Hellfest à des festivaliers [plutôt 2000 tatouages lors de cette édition 2017, record battu, ndlr]. Véridique, des spectateurs ont des autels chez eux à l’effigie du festival, avec gobelets, t-shirts, etc.
Le festival doit notamment son succès à la présence de têtes d’affiches vieillissantes, et donc pas éternelles, comme on l’a vu avec la mort de Lemmy de Motörhead, qui a d’ailleurs sa statue sur le site. C’est un risque pour le futur du festival ?

Lemmy, ça nous a mis une claque à tous. Au niveau français, on peut penser au groupe Parabellum, avec deux décès en trois ans [Roger «Schultz» Fritch en 2014 et Sven Pohlhammer début 2017, ndlr]. Le fan de punk et de metal qui a raté sur scène Parabellum, il doit être dégoûté. C’est aussi ça la force du Hellfest : cette année, il y a Blue Öyster Cult et Deep Purple, qu’il faut les voir au moins une fois dans sa vie. Beaucoup ne paieraient jamais 75 euros pour voir uniquement ce genre de groupes en concert, mais quitte à être là, autant aller voir deux minutes à quoi ça ressemble. Les spectateurs jeunes vont vouloir découvrir des piliers de l’identité metal et les plus vieux les voir une dernière fois. C’est pour ça que l’intransigeance de Metallica et AC/DC au niveau des tarifs est si énervante. Il ne manque qu’eux ou presque au Hellfest.

Quelles pistes de travail souhaiteriez-vous explorer désormais ?


J’aimerais me pencher sur la représentation des femmes dans le metal. Une collègue travaille déjà dessus, sans être focalisée sur le Hellfest. Il reste plein de choses à traiter, j’aimerais bien travailler avec Gérôme Guibert, maître de conférences en sociologie qui était dans mon jury de thèse et qui a signé la préface, pour faire des statistiques poussées sur d’autres festivals en France comme à l’étranger. J’aimerais aussi me pencher sur des fan-clubs comme le Hellfest Cult, dont les membres très motivés assurent la promotion du festival à l’année.

De manière générale, j’aimerais continuer des recherches dans la musique mais il y a peu de laboratoires et donc peu de moyens. J’hésite à me tourner vers le privé, quitte à travailler pour de gros labels et ainsi étudier l’économie des groupes, faire des études statistiques. Pour mon livre, la prochaine étape va être la traduction en anglais d’ici un an, avant de la mettre à jour d’ici à cinq ans avec une vingtaine de nouvelles pages.

Alexandre Hervaud envoyé spécial à Clisson (Loire-Atlantique) , Libération, le 25 juin 2017

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