Abou Diarra |
Le vibrant blues mandingue d'Abou Diarra doit presque tout à l'enseignement de son maître Vieux Kanté. Alors que paraissent simultanément un nouvel album du premier et un mystérieux enregistrement inédit du second, retour sur le poignant parcours initiatique de Diarra, d'une enfance tragique à sa rencontre avec le regretté génie du n'goni de Bamako.
Ils étaient maliens et n’avaient que quelques années de différence mais, dans la pratique du kamele n’goni, la harpe-luth tradi-moderne des chasseurs bambaras, l’un fut le maître et l’autre, l’élève. Le premier, Vieux Kanté, est mort en 2005 à l’âge de 31 ans, fauché à l’aube de sa légende d’aveugle virtuose. Le second, Abou Diarra, a perpétué en solo le même esprit défricheur et sort aujourd’hui un quatrième album aux couleurs blues très marquées, avec l’harmoniciste Vincent Bucher.
Le hasard a voulu que le label anglais Sterns publie simultanément le disque posthume de Vieux Kanté : l’occasion de rencontrer Abou Diarra, pour qu’il nous raconte son histoire tissée de péripéties fascinantes, mais aussi celle de son mentor, un génie oublié, et de cet enregistrement mystérieusement ressuscité.
« Dans ma vie, j’ai suivi trois chemins : celui, traditionnel, de ma mère ; le mien, sur la route ; puis celui de Vieux, plus innovant », résume ce jour-là le musicien dans un bistrot parisien. Discret comme une ombre, Abou Diarra a le regard perçant et le débit lent, régulier, des Africains grandis dans la culture de l’oralité. L’écouter, c’est entrer dans un autre espace-temps, là où les aventures les plus extraordinaires se racontent au rythme de la marche à pied.
Chasseurs, guérisseurs, féticheurs
Lui est né dans le Sud du Mali, dans un petit village de la région de Sikasso, près de la frontière avec le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Sa famille appartient à la confrérie des chasseurs, qui étaient autrefois les soldats du village et les protecteurs des forêts, également guérisseurs, du fait de leur connaissance des plantes, et féticheurs, contre le mauvais œil.« Mon père était un grand guérisseur-féticheur et les gens venaient de loin pour le consulter, précise Abou Diarra. Sa mère était chanteuse, musicienne, guérisseuse et accoucheuse, et l’emmenait partout avec elle lors des différentes cérémonies de baptême ou de mariage. C’est elle qui l’a initié à la musique et à la tradition mandingue, en lui fabriquant des petites calebasses remplies de coquillages pour qu’il puisse l’accompagner. »
Après la mort de son père, la vie est devenue très difficile, sa mère étant trop pauvre pour les envoyer à l’école ou même les nourrir… « Elle a placé ma sœur dans une famille en ville et voulu m’envoyer vivre chez mes grands-parents, à une journée de marche. J’ai préféré partir chercher du travail à Sikasso : j’ai pris le goudron et j’ai marché, tout droit. »
Abou Diarra pense qu’il avait alors environ 12 ans. Lui qui ignore sa date de naissance se souvient parfaitement de cette époque passée sur les routes. Il n’a pas oublié les 70 kilomètres parcourus à pied et le petit job agricole qu’il a trouvé en ville, les 26 kilomètres quotidiens pour aller travailler au champ et le salaire mensuel de 1 000 francs CFA que son patron ne lui a jamais payé. Il se souvient tout aussi précisément du camion qui l’a ensuite emmené en Côte d’Ivoire, du hangar dans lequel il a été enfermé là-bas avec des dizaines d’autres enfants, en attendant d’être « vendu » à un patron.
« Au bout du troisième jour, un monsieur habillé comme un noble nous a embarqués, avec deux autres enfants, dans sa Nissan Patrol, jusque dans sa grande maison. Sa femme était morte et il avait tué tout son personnel pour l’enterrer avec elle. Ce n’est que sur place qu’on a compris qu’on n’allait pas nous faire travailler, mais nous tuer pour compléter l’escorte. »
Inutile d’interrompre Abou Diarra, coureur de fond tranquille et intarissable qui n’omet aucun détail et raconte les épisodes tragiques de son adolescence comme il raconterait sa première dent tombée. La fuite à travers champs, l’auto-stop providentiel jusqu’à Abidjan… la suite est rocambolesque. C’est après une ultime déconvenue (plus de deux années passées à travailler pour un agriculteur qui a finalement refusé de lui verser son dû) qu’il a enfin découvert le kamele n’goni : un instrument plus sophistiqué que le mbolon emmené aux champs ou le donso des chasseurs qu’il avait l’habitude de voir dans son village, inventé justement au XXe siècle pour permettre à de jeunes musiciens de jouer sans avoir été initié chasseur.
« Un homme en jouait dans une rue à Abidjan et ça m’a plu. Il s’appelait Yoro Diallo et était un grand maître. Lui ne pouvait pas me prendre en apprentissage, alors il m’a envoyé chez un de ses élèves. » Le jeune apprenti en est reparti au bout d’un an, guère plus, et surtout bien décidé à rentrer enfin chez lui. Sur le chemin de la gare, où il comptait demander la direction de Bamako, il fit une autre rencontre fortuite d’un musicien, providentielle celle-là : « le gars avait deux n’goni, je lui raconté ma vie, lui ai dit que je n’avais pas un sou, et il m’en a donné un. » A nouveau, il a pris la route, à pied, vers le Mali.
C’est là, pendant ces « cinq mois et vingt-sept jours de marche » (pour 1 111 kilomètres), qu'Abou Diarra est devenu un musicien, en rejouant sur son n’goni tout ce qu’il entendait. Il est arrivé à Bamako en guenilles, les pieds gonflés et l’égo regonflé à bloc : « Je faisais la manche en jouant du kamele n’goni et disais partout que j’étais le meilleur. On m’a dit qu’il y en avait trois meilleurs que moi et j’ai voulu les rencontrer. » Le premier n’était pas assez fort, le deuxième, pas tout à fait non plus. Le troisième fut le bon. « Quand on m’a d’abord parlé de cet aveugle, je n’y ai pas cru. Et puis, je suis allé l’écouter à l’Hôtel des canadiens, et j’ai compris… »
Ce jour-là, Noumoussa Soumaoro, alias Vieux Kanté, a accepté de prendre Abou Diarra en apprentissage. Pendant sept ans, ce dernier a mangé, dormi et travaillé plusieurs heures par jour à ses côtés. « Il mettait du Bob Marley ou du Jimmy Hendrix et me disait de me débrouiller pour rejouer le titre, sans quoi il me punirait. J’ai réfléchi… J’avais déjà ajouté deux cordes à mon n’goni (le Kamele en compte six), Vieux, lui, en avait dix. J’en ai ajouté six de plus et j’ai pu jouer Bob Marley. » En comptant les quatorze cordes du bout des doigts, son mentor a sifflé, admiratif : « Je vais continuer à te punir, ça te rend créatif ! »
Au bout de trois ans, Vieux Kanté a permis à son élève de l’accompagner en concert. « Il était mon maître, et puis il est devenu mon ami et m’a appris tous ses secrets. Il m’a dit qu’il fallait toujours innover, toujours surprendre, sans dévoiler tout d’un coup… » C’est lui, par exemple, qui a poussé Abou Diarra à mélanger le kamele avec des instruments plus modernes, comme la basse, sur son premier album.
Vieux Kante au kamélen goni
Quand Vieux Kanté, à son tour, est allé en studio, Abou Diarra l’y a accompagné tous les jours. Et puis, le virtuose est mort brutalement, à la veille d’une tournée de cinquante dates aux Etats-Unis, et le disque n’est jamais sorti. « Il est allé se coucher en ayant mal à la tête. Dans la nuit, il nous a fait venir à son chevet, son petit frère et moi, pour nous dire de veiller l’un sur l’autre. Il m’a donné son grigri, et le temps qu’on appelle un taxi pour l’amener à l’hôpital, il est mort. »
Abou Diarra a aussitôt rejoint sa mère, qu’il n’avait pas vue depuis sept ans. En 2008, il est parti, cette fois, pour la France et s’y installé définitivement deux ans plus tard, pour gérer au mieux une carrière ouverte aux vents du monde. « J’ai beaucoup changé au fil des albums, mais j’aime particulièrement le blues, la couleur naturelle du kamele n’goni, qui se joue sur une gamme pentatonique, à la différence de la kora, instrument diatonique qui se prête davantage au jazz. »
Arrangé par Nicolas Repac, son album, Koya, résonne avec une grande modernité. Le disque de Vieux Kanté, porté par des chants bambaras magnifiques, est plus traditionnel, mais sa technique virtuose et ses stupéfiants glissandis font des merveilles. A la connaissance d’Abou Diarra, il n’existait que quelques exemplaires de cet enregistrement avec son mentor dans le studio de Salif Keita.
Album posthume surprise
Aussi a-t-il été le premier surpris d’apprendre la sortie d’un album posthume de son ancien maître. Et encore plus de voir qu’en dehors du chanteur Kabadjan Konaté, aucun musicien n’était crédité. « J’avais déjà eu affaire par le passé avec Abderamen Fall, le producteur qui est venu me proposer cet album de Vieux Kanté, raconte Robert Uranus, du label Stern. Il m’a paru évident qu’il avait racheté les droits au producteur originel et je l’ai signé en licence. La famille devait être au courant, étant donné que la veuve de Vieux a fourni des photos pour le livret. »L’histoire de cet intermédiaire est troublante, si l’on considère que l’épouse de Vieux Kanté est morte en donnant naissance à leurs fils il y a de cela douze ans, mais guère étonnante sur ce continent où Sacem et droits d’auteur sont encore embryonnaires. Depuis la sortie du disque, le label Sterns, qui a beaucoup œuvré à la réédition de musique africaine, a été alerté et s’est engagé à rétribuer justement les ayants droit. L’esprit de Vieux peut reposer en paix, ses héritiers veillent.
Abou Diarra - Djarabi (feat. Toumani Diabaté)
A écouter
Koya, d'Abou Diarra, 1 CD Mix et Métisse/L’Autre distribution fff
The Young Man’s harp, de Vieux Kanté, 1 CD Sterns/Harmonia Mundi fff
Abou Diarra sera en Concert le 24 décembre 2016 au Nouveau Théâtre de Montreuil (93), dans le cadre du Noël mandingue. Et le 2 février 2017 au New Morning, à Paris.
Anne Berthod, Télérama le 14 décembre 2016
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