En Bourgogne, comme en Turquie et bientôt en Iran, l’accordeur-restaurateur ramène des instruments à la vie
Début septembre, un drôle de manège prend place devant la salle Les Tilleuls, à Saint-Gengoux-le-National (Saône-et-Loire). «Pour l’instant, on va chercher le bestiau », commande le chef des opérations avec une pointe d’accent qui trahit ses origines franc-comtoises. Joël Jobé, la cinquantaine solide et souriante, ne laisse à personne le soinde porter le « bestiau » de 600 kg, un piano à queue sans lyre ni pieds qu’il tient à bras-le-corps, sanglé pour l’occasion. On pourrait le croire un peu cinglé, aussi, à l’entendre dire qu’il l’a «récupéré juste à temps pour lui sauver la vie» – en Suisse, à Sion, dans un ancien studio d’enregistrement qui prenait l’eau de toute part.
Recherché par les plus grands, Joël Jobé ne fait pas qu’accorder les pianos. Il les restaure. Celui qui se présente à Saint-Gengoux est un Steinway D de 1960. Epoque bénie où l’on faisait sécher le bois (épicéa) pendant quarante ans avant de l’utiliser pour la table d’harmonie! «Lesmarteaux commencent à être un peu usés, confie le transporteur d’élite en reprenant son souffle, mais j’essaye d’entretenir la densité des feutres en les piquant ou en les malaxant afin degarder le timbre d’origine, qui n’a rien à voir avec ceux d’aujourd’hui.» L’instrument doit servir sous les doigts de Layla Ramezan à l’enregistrement d’un disque de musique iranienne du XX e siècle. En attendant, Joël Jobé poursuit avec un luxe de précautions l’acheminement de la bête dans l’arène de ses futurs exploits.
«C’est comme une personne, on en prend soin, sinon ça pleure», prévient-il au moment de désolidariser l’instrument du chariot qu’il a construit spécialement pour la vedette du jour qui, une fois en place, demande encore quelque attention. Une touche a bougé pendant le voyage. Joël Jobé effectue un dernier réglage et commence à jouer, émerveillé par le timbre du piano. L’acoustique du lieu – un théâtre centenaire remis à l’honneur par Jean-Luc Reumaux, l’actuel propriétaire – y est aussi pour quelque chose. « Fabuleuse », s’extasie Joël Jobé avant de recommander qu’on laisse le Steinway «se reposer jusqu’à demain».
Une heure plus tard, on retrouve le praticien du piano dans l’atelier qu’il s’est aménagé aux environs de Cluny. Artisan jusqu’au bout des doigts, il a transformé une ancienne écurie en bloc opératoire haut de gamme où séjournent pour quelques semaines des patients tels qu’un Pleyel des années 1920 et un Gaveau plus jeune d’une décennie.
Les établis ont la particularité d’être montés sur roulettes. Explication : « Quand je m’occupe d’un instrument, j’enlève absolument tout, le cadre, les cordes, je refais le vernis de la table d’harmonie et puis, en parallèle, je refais le clavier et la mécanique. Je passe donc souvent d’un poste à l’autre... »
Une approche de plasticien
Habile en ébénisterie, pour décaper le bois avant de le poncer longuement et l’enduire de cire d’abeille, Joël Jobé l’est tout autant dans le traitement des feutres (tramés, foulés, pressés, selon leur fonction) et du laiton (polissage des pièces). Un métier qui exige normalement six années d’apprentissage, trois pour être accordeur et trois pour être réparateur.Obligé de gagner rapidement sa vie après avoir quitté le domicile familial, Joël Jobé a mis les bouchées doubles pour obtenir ses diplômes en candidat libre au bout de trois ans seulement ! « On sait alors changer des marteaux et des feutres mais dans quel but ? », s’interroge-t-il. Pour gérer, comme il le fait depuis juillet 2008, un parc de 135 pianos à Lausanne, répartis entre le Conservatoire et la Haute Ecole de musique ? Certes, mais la question demeure : restaurer à quelles fins ?
Le credo de Joël Jobé consiste à «garder au maximum les pièces d’origine pour éviter de changer la personnalité de l’instrument». Vient ensuite l’accord, un véritable travail de création. « Quand deux fréquences ne battent pas à la même vitesse, elles produisent une oscillation, qu’il faut moduler en fonction du répertoire. » L’accordeur se comporte alors en sculpteur. «La matière sonore n’est ni visible ni palpable, mais elle se sculpte »,assure Joël Jobé, qui compare ses manipulations «au modelage à répétition de l’argile pour obtenir quelque chose de lisse».
C’est en plasticien qu’il reprend contact avec son Steinway, le lendemain, dans la salle des Tilleuls.
« Il faut équilibrer les 12 demi-tons de l’octave, explique-t-il, écouter le squelette de la musique, saisir la sensibilité du piano et l’adapter aux attentes de l’interprète. »
Pour son programme, Layla Ramezan a souhaité que les dissonances ne soient pas désagréables, plutôt agréables même, mais toujours surprenantes. Le défi de l’accordeur consiste donc à « faire en sorte que les battements soient les mêmes quelles que soient les combinaisons de notes ». Le voici qui chausse ses lunettes : « On va créer le tempérament.» Essai sur un premier intervalle et appréciation du résultat, pas seulement à l’oreille... « On entend aussi avec la main », s’amuse le magicien, qui perçoit les vibrations dans la clé d’accord. La sienne est un modèle unique, de fabrication personnelle, « ultralégère, en fibre de carbone, un régal ». Légère rotation de l’outil. « Mi-si bat encore trop vite par rapport à mi-la. » Petite correction. « On y est presque. »
Encore un poil. « On y est. »
Cet art de la mise en voix d’un piano, comme celui de sa régénération complète, de la corde (filée dans un atelier en Allemagne) à la touche (ivoire récupéré dans les endroits les plus improbables),Joël Jobé est prêt à l’enseigner à qui saura, comme lui, se laisser émouvoir par l’«âme » d’un objet de salon, ou de concert, «inanimé » depuis des lustres. Ici, au pays de Lamartine, qu’il habite depuis 2010, ou ailleurs, comme en Turquie, où il vit depuis une dizaine d’années une aventure extraordinaire.
Invité à Ankara pour remettre à niveau les pianos de l’université publique d’Hacettepe, il s’est retrouvé face à un chantier d’une étendue inconcevable. Les instruments achetés par Atatürk, le premier président de la République de Turquie, après son élection en 1923, n’avaient jamais été réparés. Des Steinway dans un état indescriptible, « claviers défoncés, cuirs explosés », un Gaveau de concert « cloué à une armoire pour qu’elle tienne »...
L’atelier, sa « cathédrale »
Dix heures par jour, Joël Jobé a effectué un travail de fourmi avec des assistants occasionnels (étudiants de passage dans les couloirs qui servaient d’atelier) ou confirmés (apprentis locaux décidés à assurer la relève du métier), jusqu’à ce qu’un premier instrument soit enfin restauré, pour le plus grand bonheur d’Idil Biret, la grande pianiste turque. Avoir parcouru tous les bazars d’Istanbul pour dénicher un tube de silicone compte parmi ses hauts faits en Turquie, et il se dit prêt à se rendre jusqu’en Patagonie pour connaître semblable accomplissement de sa vocation.Lui qui «adore trouver des instruments dans leur jus, à l’article de la mort », tient dorénavant à les ressusciter sur place. Pour coller à leur histoire et la prolonger par une expérience humaine. Même si l’atelier revêt une dimension particulière à laquelle il reste attaché : « C’est l’espace des métamorphoses fortes, l’endroit qui me permet de vivre, c’est un peu ma cathédrale.» Toutefois, entre Noël et le Jour de l’an, l’étable sacrée du piano sera désertée par son berger. Joël Jobé sera en Iran avec Layla Ramezan, à l’invitation d’une entreprise de montage basée à Shiraz pour donner des cours sur l’accord du piano et, peut-être, créer le premier atelier de restauration du pays.
Pierre Gervasoni, Le Monde du 22 décembre 2016
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