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lundi 22 août 2016

Léo Ferré, bientôt la fin du purgatoire? (L'Humanité)


Léo Ferré, toujours vivant, de Pascal Boniface. Le politologue publie un récit passionnant sur un des grands phares de la chanson française, à l’occasion du centenaire de l’auteur des Anarchistes. L’occasion de se replonger dans une œuvre que le temps a eu tendance à aseptiser.



On pensait Léo Ferré installé, un peu trop confortablement, au panthéon des légendes de la chanson française, figé dans ce cliché de 1969 qui l’immortalisa aux côtés de Brel et Brassens. Comme s’il flottait toujours un malentendu sur son œuvre, en réalité assez méconnue. Comme s’il fallait désormais des passeurs pour rendre au vieux lion à la crinière blanche sa puissance de scandale. Le centenaire de sa naissance aurait pu être l’occasion de faire redécouvrir l’étendue d’une œuvre dont le rayonnement se déploie bien au-delà des trois mêmes chansons diffusées par les radios. Pourtant, il n’en sera rien. Ni exposition (on pense à celle que la Cité de la musique avait consacrée à Brassens en 2011), ni même une soirée au mémorial d’Arte ne viendront, à ce jour, mettre en lumière celui qu’André Breton considérait comme « la parfaite fusion de tous les dons de poète, musicien et d’interprète ».

Ferré ? « Démodé ! », s’est même vu répondre par France Télévisions Pascal Boniface, qui s’émouvait qu’aucun programme ne soit consacré au centenaire du musicien. On savait le politologue, directeur de l’Iris, féru de football, mais pas «ferréphile» averti, au point de lui consacrer une biographie passionnée.
L’artiste a offert une seconde vie à des chefs-d’œuvre de la poésie

Pour Pascal Boniface, l’électrochoc a lieu l’année de ses quinze ans. La face B du second disque, Bobino 1969, provoque chez lui un séisme dont il « ressent encore aujourd’hui les répliques » : « Un type plus vieux que nos parents nous confortait dans nos choix de révolte, de remise en cause des pouvoirs en place, de contestation des autorités, de l’ordre bourgeois et des convenances sociales… De Ni dieu ni maître à Faites l’amour, ces chansons slogans donnaient envie de le suivre. » En ce début des années 1970, «la voix sans maître» s’est déjà installée dans le cœur et les têtes de toute une génération. L’album Cette chanson, sorti en 1967, représente « un signal assez appuyé de ce qui va exploser dans la douce France gaulliste », explique Pascal Boniface, comme si le poète avait flairé ce qui avait échappé aux autres : apologie de l’adultère féminin à une époque où il représente encore une faute pénale dans le Bonheur, l’érotisme du Lit, l’anticolonialiste Pacific Blues, le malaise étudiant avant Mai 1968 dans Quartier latin, ou encore la charge anticléricale d’On n’est pas des saints.

Mais l’auteur rappelle surtout comment Ferré a offert une seconde vie à des chefs-d’œuvre de la poésie, qui touchent alors de nouveaux publics. « Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie. Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale, tout comme le violon », affirmait cet amoureux de la langue. Villon, Rimbaud, Baudelaire, Ronsard, Verlaine, Apollinaire, Aragon… l’artiste veut réhabiliter ces poètes « qui mettent des couleurs sur le gris du pavé / quand ils marchent dessus ils se croient sur la mer ». C’est en leur compagnie qu’il déploie son inventivité musicale, à coups de vers psalmodiés, de longues plaintes dérangées par de brusques protestations, s’essayant avec le même bonheur à la java ou à l’oratorio. « Slameurs, vos papiers » : en s’essayant dès les années 1960 à la déclamation, Léo Ferré fut également défricheur de cette musique parlée, pulvérisant avant tout le monde la vieille règle refrain-couplet.

« On me hait, je m’en fous », proclamait-il. Ses débuts sont difficiles, l’accueil parfois glacial. Courbé sur son piano, souvent dos au public, tendu, l’interprète mettra du temps à se hisser à la hauteur de l’auteur. « J’étais obligé de chanter mes chansons avec mon visage. Je ressemblais à Nosferatu le vampire, ça me faisait peur », confiait-il en 1980 sur le plateau d’Apostrophes.

De l’enfance monégasque dans l’ombre d’un père autoritaire qui l’enverra dans un pensionnat religieux, où il est victime d’un prêtre pédophile, à ces années sous l’emprise d’un singe, Pépée, qui avait conduit à la ruine de son couple, Pascal Boniface retrace la grande traversée d’un homme pétri de paradoxes. Car dans la mémoire collective, Ferré, c’est l’anar. C’est dans ses concerts que les déçus de la révolution viennent noyer leur chagrin en hissant le drapeau noir. Là aussi, l’amant de la jolie môme n’est pas exempt de contradictions. Il cherche à tout prix la reconnaissance, tout en crachant dans la soupe du showbiz. En concert, il pourfend les convenances bourgeoises avant de repartir dans son château du Lot. Plus jeune, condisciple de François Mitterrand à Sciences-Po, il regarde de loin le Front populaire, puis la Résistance, mais sera plus tard censuré pour Paname ou Mon général. Ultime pied de nez, en septembre 1992, quelques semaines avant sa mort, c’est à la Fête de l’Humanité que Léo Ferré chante pour la dernière fois les Anarchistes… « Yes, I am un immense provocateur », a-t-il proclamé un jour. Pascal Boniface ne se détourne pas de ces ambiguïtés, mais préfère revisiter le créateur, « celui qui a ouvert toutes les portes du possible, en termes d’écriture musicale et textuelle ». Quant à ce fameux cliché, le politologue a sa petite idée sur la question. « Sur la photo, il y a deux géants et un génie, au milieu. »

Léo Ferré, toujours vivant, de Pascal Boniface. éditions la Découverte, 180 pages, 15 euros

Maud Vergnol, L'Humanité Jeudi, 16 Juin, 2016


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