Fela est libre! Ce 24 avril 1986, la rumeur se répand à la vitesse du son dans les rues de Lagos. Le plus illustre des Nigérians, artiste tumultueux et roi de l’afrobeat, pourfendeur hors pair de la « cleptocratie », vient de passer 20 mois dans les geôles du pouvoir militaire. Une mise sous écrou qui « fait partie de la vie à laquelle j’étais destiné », dira à sa sortie le chantre de l’unité africaine. Le destin d’une idole qui a fait vibrer les peuples à l’unisson.
Quand il est arrêté, lors d’un départ en tournée, en septembre 1984 à l’aéroport de Lagos pour possession de devises illégales, Fela Kuti est déjà l’un des artistes africains les plus populaires, et l’homme le plus adulé de son pays. Interviewé en prison par « Libération » en 1985, il raconte comment prisonniers et gardiens l’ont acclamé à son arrivée. Il n’est pas maltraité – une fois n’est pas coutume. Il faut dire que son aura est immense : voilà vingt ans que sa carrière de musicien et d’homme politique a débuté. Pourtant, les premières années ne sont pas placées sous le signe de la contestation.
Celui qui s’appelle encore Fela Ransome Kuti naît le 15 octobre 1938 dans une famille de la bourgeoisie yoruba intellectuelle. Son père est un pur produit de l’éducation religieuse coloniale : enseignant et pasteur anglican et fondateur du syndicat nigérian des enseignants. Sa mère, Funmilayo Ransome-Kuti, est une femme exceptionnelle : militante politique féministe, elle eut une influence importante dans l’acquisition du droit de vote des femmes. Marxiste et panafricaniste, elle reçut même le prix Lénine en 1960.
Le jeune Fela est insouciant, ennuyé par l’école et passionné seulement par la musique. Un jour où ses professeurs, irrités d’une énième absence, le cherchent partout dans l’école, ils le trouvent comme possédé, en train de jouer sur un piano. Mais, au lieu de le traîner dans sa classe, ils préfèrent... lui demander de jouer un autre morceau. C’est son frère Beko, futur ministre de la Santé, membre de l’OMS, qui le prend en main : il lui dégote une école de musique à Londres. Fela a 20 ans, ni sa musique ni sa conscience politique ne sont alors acérées
En Angleterre, il découvre le jazz cool de Miles Davis, rencontre J. K. Braimah, et forme son premier orchestre, les Koola Lobitos. Sa musique oscille alors entre jazz et highlife, un genre musical né au Ghana au début du XXe siècle et qui va influencer toute la musique de l’Afrique de l’Ouest, jusqu’à aujourd’hui. Le Nigeria devient indépendant en octobre 1960 : il y rentre peu après, avec sa première femme, Remi. Il en aura vingt-six autres… À 25 ans, licencié de la radio nationale où il passait son temps à diffuser sa propre musique, il sort alors son premier 45 tours, où sont gravées deux chansons : « Great Kids » et « Amaechi’s Blues ». Surtout, il remanie son orchestre et engage un jeune batteur inconnu : Tony Allen (« Le plus grand batteur ayant jamais vécu », dixit Brian Eno). Peu à peu, le puzzle se met en place : d’une musique festive de jeune effronté insouciant, Fela va évoluer vers un son ample, conçu comme une arme face aux pouvoirs militaires, à la corruption et à l’injustice. Il ne manque que le nom. L’idée éclate lors d’un séjour au Ghana : Afrobeat ! Ainsi naît « le rythme de l’Afrique ».
Mais c’est en 1969, aux États-Unis, que sa conscience politique devient véritablement aiguisée. Lors de cette rocambolesque première tournée, totalement inconnu chez l’Oncle Sam, il joue dans des clubs fréquentés par la communauté noire américaine. Et tombe sur une jeune femme qui le subjugue : elle s’appelle Sandra Smith et milite chez les Black Panthers. Il s’installe chez elle, dévore les écrits de Malcolm X, forge sa pensée anticolonialiste. « Quand je suis allé en Amérique, j’ai été exposé à l’histoire de l’Afrique, dont je n’avais jamais entendu parler ici (au Nigeria). C’est à ce moment que j’ai vraiment commencé à comprendre que je n’avais jamais joué de musique africaine. J’avais utilisé le jazz pour jouer de la musique africaine, alors que j’aurais dû utiliser la musique africaine pour jouer du jazz. Ainsi, c’est l’Amérique qui m’a ramené à moi-même » (1).
De fait, c’est à son retour au pays que naît véritablement l’afrobeat. Il change le nom de son groupe, qui s’appellera Africa 70, abandonne le chant en yoruba au profit du pidgin, un anglais populaire parlé par tous les Nigérians, version anglaise du français tirailleur (synonyme de « petit nègre » qui n’a pas sa connotation raciste). Il introduit, à partir d’une guitare rythmique qui forme les boucles des mesures musicales, deux ou trois percussions, un stick (bâton qu’on racle), une cloche, une basse soul, et surtout les polyrythmies de la batterie de Tony Allen et des congas. Sur le tout viennent s’ajouter des nappes de cuivre, et les solos furieux de saxo ou de trompette de Fela. À l’occasion d’une tournée, James Brown et ses musiciens – les fameux JB’s – vont l’écouter dans le club de Lagos où il se produit. Le bassiste Bootsy Collins dit alors : « On était le groupe de James Brown, mais on est allé voir ces mecs pour leur dire qu’ils étaient les plus funky qu’on ait jamais entendus ! » Fela se convertit à l’animisme, et change son nom, retirant le patronyme Ransome, qu’il considère comme un héritage colonial, pour le remplacer par un mot yoruba, Anikulapo : « Mon nom complet veut dire : Celui dont émane la grandeur (Fela), qui trimbale la mort dans son carquois (Anikulapo), mais qui ne peut être tué par les mains de l’homme (Kuti). » Ses paroles, où il dénonce les élites corrompues du pouvoir, ajoutées à ses idées « déviantes » et à son mode de vie, vont alors attirer l’attention de la junte militaire au pouvoir, agacée par ses chansons.
Fela règne alors en maître sur son club, le Shrine, et sur la « Kalakuta Republic », son domicile ouvert à tous les vents, où vivent avec lui une soixantaine de personnes : ses femmes, des jeunes en rupture, des artistes et des musiciens. Il n’est pas difficile de trouver de la marijuana chez lui… un délit alors passible de dix ans de prison au Nigeria. Le 30 avril 1974, la police fait une descente à la Kalakuta, embarque tout ce petit monde et jette Fela en prison. Ce dernier a pris le temps d’avaler toute l’herbe qu’il a alors sur lui… avant de l’expulser discrètement, dans le pot de chambre de codétenus compréhensifs, car les gardiens ne sont pas dupes et fouillent son pot à lui, à la recherche de la preuve du délit… qu’ils ne trouveront jamais. Cette anecdote donnera naissance, quelques mois plus tard, à l’une de ses chansons les plus célèbres, « Expensive Shit » (« merde onéreuse ») .
Benjamin König, L'Humanité le Jeudi, 7 Avril
http://youtu.be/wz2jXHKa7TY
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