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jeudi 23 juin 2016

Ben Barbaud, enfer forgé (Libération)



Ce trentenaire a fait du Hellfest l’un des festivals les plus importants et indépendants de France, en misant sur le metal et le punk.





Depuis 2006, les cloches de Clisson (Loire-Atlantique) peinent à couvrir les décibels du Hellfest, premier festival français de musiques dites «extrêmes» (punk, hard rock, black metal…). Plus de 50 000 festivaliers se presseront ce week-end dans cette commune de 6 700 âmes pas damnées pour la 11e édition de cette fiesta XXL (17 millions d’euros de budget) à l’ambiance plus Mad Max que Woodstock. Sur les six scènes défileront plus de 160 groupes, dont les Allemands Rammstein, ou les Britanniques Black Sabbath pour leur ultime concert en France. Derrière ce mastodonte, une organisation à l’année pour les 14 salariés de l’association Hellfest Productions, présidée par Benjamin Barbaud. A 34 ans, le cofondateur de l’événement a alterné poisse infinie et coups de bol improbables pour en arriver là. On le retrouve à Cugand, bourgade vendéenne limitrophe de Clisson, où son domicile jouxte ses bureaux : une imposante ancienne usine où était tourné le Manège enchanté. Castor et Pollux ont laissé place à une sculpture géante de tête de mort butinée par des papillons, non loin d’un dortoir accueillant les invités après les soirées arrosées - le lieu dispose d’un bar fourni.


«Who Made Who».

Ben Barbaud grandit à Clisson avec ses deux jeunes frères et sa grande sœur. Le père est prof en maison familiale rurale, la mère médecin dans un centre de protection maternelle et infantile. Une famille «de sensibilité de gauche», d’après celui qui se dit «découragé» côté politique et réserve plutôt son bulletin aux élections locales, lorsqu’on vote «pour un homme plus que pour un parti». Sur ses phalanges tatouées, on lit «Adam», prénom d’un fils de 7 ans né d’une ex. Le trentenaire épousera en septembre sa compagne actuelle, architecte rencontrée sur le chantier de sa demeure-bureau.

«Shoot to Thrill».

Le rock tout sauf soft lui est offert bien emballé : à 11 ans, il reçoit son premier disque d’AC / DC, l’album Live (1992) (1). Ado, il délaisse la messe où sa mère le traînait le dimanche et se tourne vers les saints du punk hardcore new-yorkais, séduit par leur état d’esprit do it yourself. Si on aime, on s’implique. A défaut d’écrire dans des fanzines ou de briller sur scène, l’autoproclamé «piètre musicien» organise dès 17 ans des concerts. «Autant je traînais des pieds pour l’école, autant c’était un kif de me lever pour coller mes petites affiches.» Après le bac, il opte pour un BTS action commerciale boisson, vin et spiritueux, sans imaginer qu’un muscadet à l’effigie de son festival coulera à flots chaque été, une décennie plus tard.

«Heatseeker».

Avant de créer le Hellfest avec son bras droit, Yoann Le Nevé, Barbaud a déjà cinq années d’expériences plus ou moins heureuses d’organisation de festival. De 2002 à 2005, avec le Fury Fest, il connaît les joies des erreurs de programmation, attirant le jet de carcasses de lapins sur scène, des dettes colossales, des investisseurs véreux partis avec la caisse… D’aucuns auraient arrêté les frais. La possibilité de reprendre le créneau d’un petit festival menacé à Clisson le remotive : il se dévoue pour monter gratis un nouvel événement. Ainsi naît en 2006 le Hellfest, alors modeste.


«Highway to Hell».

«Les débuts du festival, c’est un coup de bluff. Barbaud présente au maire un truc avec ambiance familiale façon Vieilles Charrues. Sans être filou, il tente des coups impossibles», précise Lelo Jimmy Batista, auteur du pavé Hellfest, dix ans du festival (Hachette Pratique, 2015). Après deux premières éditions compliquées (affluence timide, météo pourrie), le festival trouve sa vitesse de croisière dès 2008. D’abord méfiants, les autochtones découvrent et adoptent «le meilleur public de France», dixit Ben Barbaud - aujourd’hui, un Clissonnais sur deux loge un festivalier.


«Moneytalks».

Malgré leur prix, 200 euros pour trois jours, les billets s’arrachent. «Cette année, pour la première fois, on a tout vendu en quinze jours sans annoncer un seul groupe», s’étonne encore Barbaud, qui se veut à la tête d’un «festival de fans pour des fans», contrairement à ceux faits par des «producteurs pour des clients». Lui émarge à 6 000 euros par mois, le maximum possible pour ne pas lâcher son statut de président de l’association. Affichant complet des mois à l’avance, le festival a des comptes dans le vert. «Mais ça me fait toujours pas bander, ajoute-t-il. Je vais quand même pas mettre l’argent au Panama !» Ces recettes permettent d’investir chaque année dans l’utile (infrastructures) et l’agréable (une statue de 14 mètres de haut de Lemmy, feu leader de Motörhead).

«T.N.T.

». Début 2016, un bras de fer oppose Barbaud à la région Pays de la Loire, passée à droite. Le néoprésident, Bruno Retailleau, exige la déprogrammation du groupe Down, dont le chanteur, Phil Anselmo, régulier du festival, a été filmé ivre faisant un salut nazi. La région subventionne alors à hauteur de 30 000 euros le Hellfest, une broutille à son échelle. Barbaud signe une lettre ouverte au vitriol ultrarelayée («Taper sur les culs bénis, c’est toujours une bonne pub») signifiant son refus de satisfaire l’élu. Le groupe annulera finalement sa tournée face à la polémique. Aurait-il déprogrammé les Eagles of Death Metal, comme l’a fait Rock en Seine après les propos complotistes du chanteur rescapé du Bataclan ? «Pas sous prétexte que le mec est un bouseux débile qui vote Trump, ça représente la moitié de nos artistes !» plaisante-t-il en s’interrogeant sur les éventuelles pressions subies par le festival parisien, très subventionné. Si des groupes ont déjà été annulés par le passé au Hellfest, c’était à l’initiative du public, dont il vante la qualité d’autogestion. «Si un mec a le culot d’arriver torse nu avec une croix gammée tatouée, il sera lynché par les festivaliers, pas besoin d’appeler la police. Les secouristes, après, peut-être.»

«Back in Black».

Ben Barbaud comprend que certains fans craignent que le Hellfest vire au Disneyland, «trop propre, trop beau», regrettant lui-même parfois le temps où il apportait en loge des carottes râpées et du Coca tiède aux artistes. Impossible désormais de faire machine arrière pour celui chargé de négocier avec «les gros agents casse-couilles», ces managers de stars mégalos exhumées des seventies et souvent bien loin des idoles punk de sa jeunesse. Soucieux de ne pas faire l’édition de trop, il se voit mal tirer «jusqu’à la retraite» avec le Hellfest. Il peut se tromper.

(1) Tous les mots-clés sont des titres de cet album.

19 décembre 1981 Naissance à Nantes.
1998 Premier concert organisé.
2002-2005 Fury Fest.
2006 Lancement du Hellfest.
17-19 juin 2016 Onzième édition du festival.

Alexandre Hervaud, Libération, le 15.06.2016

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