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samedi 14 mai 2016

Oum Kalthoum, inaccessible étoile (Vif)



 Flanquée de surnoms himalayens -astre de l'Orient, la Quatrième Pyramide-, cette chanteuse égyptienne morte en 1974 reste la plus grande voix du monde arabe, incarnant dans les années 50 un fantasme de modernité féminine et d'unité panarabe aujourd'hui balayé.




"Oum Kalthoum(1) est comme un monument, une bête de chant, une bête de scène, techniquement et vocalement extraordinaire. Prodigieuse et dédiée à 100 % à la musique. On connaît très peu de choses sur sa vie parce qu'elle ne carburait qu'à cela, la musique, et qu'elle avait du pouvoir. Oum, c'était presqu'un homme..." Juin 2014, Paris. Yasmine Hamdan, chanteuse libanaise née un an après les funérailles -pharaoniques- d'Oum, évoque 355 millions d'autres citoyens arabes dans son admiration humide et sentimentale pour la "Quatrième Pyramide". Dont l'image, véhiculée par la cohorte de vidéos noir et blanc sur YouTube ou les photos aux colorations vintage, pose une diva au chignon sèchement laqué sur un visage au nez sanguin et lèvres épaisses. Le plus souvent affublée de lunettes aux verres fumés, évoquant une reine sévère trônant sur son propre monde, à peine terrestre. La robe est élégante mais la seule fantaisie osée, hormis le foulard de soie agité de la main gauche, s'incarne en fins diamants intégrés en pendentifs d'oreilles.







Sur scène, rituellement, elle ne chante pas d'emblée et pendant plusieurs minutes, alors que l'orchestre donne le ton, elle semble se charger de toute l'électricité, de toute l'attente, de toute la tension dévorante de la salle. Cette autorité distante et cérémonieuse, dès qu'elle se met à vocaliser, fond au profit d'une émotion transcendante et du larynx contralto qui semble transporter l'intégralité des fiertés et des histoires arabes depuis la nuit des temps. D'une psyché amoureuse comme autant de révérences obligatoires, elle déverse ces "duk al houb" (goûte l'amour) qui dessinent la prochaine pâmoison. Des hommes crient Allah, brouillant la distance entre spiritualité et sensualité, comme si toute musique, sourate du Coran ou hymne transi, procédait du même geste divin. Oum est le visage respectable de chansons profanes ayant conservé l'ADN d'une éducation coranique. Le plus souvent, les amours "malheureuses" d'une société masculine qui régimente durement l'union des sexes.


Tarab et marionnettes

Parfois, elle improvise deux heures durant sur le même couplet de 20 minutes, repassant un mot, modulant une intonation jusqu'à la satiété enivrée des spectateurs, pris dans un étourdissant ping-pong verbal sans vainqueurs: d'où ces concerts de trois ou quatre titres qui durent autant d'heures. Pas pour rien qu'un virtuose du rock à la Jeff Buckley admirera Kalthoum, hypnotisé par son sens dévorant de l'espace et la sensation d'infini de la musique. Lorsqu'une culture non-anglophone -et donc forcément plus imperméable à la reconnaissance planétaire- traverse les barrières des langues, des races, des générations, des géographies, on peut considérer qu'elle a une dimension que le temps ne saurait contraindre.

Lorsque Yasmine Hamdan ose une équivalence à la culture occidentale -"Oum, c'est à la fois Jean-Sébastien Bach et Elvis Presley"-, elle croise une nouvelle fois des références mâles et, surtout, la démesure d'un talent unique. A l'unisson de chansons-fleuves guidées par le groove répétitif d'un orchestre, et cette façon presque désinvolte qu'Oum a de jeter ses phrases dans un océan de tragédie et d'épique, balisée d'une diction mercuriale. Même si on ne comprend pas un traître mot à ce tsunami d'arabe littéraire ou dialectal, à part "habibi" (mon chéri/mon amour), la performance des archives filmées dans un noir et blanc sans grâce, charrie des parfums étourdissants. Ce n'est plus une chanteuse, c'est un Nil, applaudi à chaque bonne phrase -mais elles le sont toutes- par un public dévot et savant, qui commente et rit lorsque la cantatrice glisse un (rare) sourire éclatant. La maîtrise de l'interminable texte, où chaque syllabe incarne le chromosome du rythme, est déjà, en soi, un exploit théâtral et sportif. Oum reste sur place, amorçant de légers mouvements du corps qui renvoient aux musiciens, 15-20 types entre deux âges caressant sans déciller le luth, l'accordéon ou faisant sonner les violons enchanteurs.

Aperçues dans ces captations TV égyptiennes des années 60, les femmes spectatrices ne sont pas plus voilées que la vedette, et certaines d'entre elles fument en toute quiétude. Un air de liberté frondeuse unit scène et salle. Ce public que Yasmine Hamdan a retrouvé il y a quelques semaines, au Caire, dans le même théâtre Qasr El Nil où Oum s'est produite tous les premiers jeudis de chaque mois pendant des décennies via des concerts religieusement retransmis à la radio puis à la télévision, vidant -littéralement- les rues du monde arabe: "Je connais bien Le Caire, j'y ai passé pas mal de temps avec ma famille, et je reconnais la façon dont les gens étaient placés dans le théâtre: exactement comme dans les concerts d'Oum Kalthoum. Je faisais des allers-retours dans ma tête aussi parce que ce public égyptien est habitué à la musique. Sa réaction est incroyable parce qu'il comprend toutes les émotions et les multiplie: cet endroit était habité par quelque chose d'unique." Au Caire, on peut voir, aujourd'hui encore, un spectacle de marionnettes dédié à Kalthoum à l'El Sakia Puppet Theater: le public y est, paraît-il, aussi extraordinairement réactif que face à la Oum de chair... Atteignant l'émotion maximale, ce sentiment collectif artistique et physique baptisé "tarab".

Jeune bédouin

Dans Oum, le beau livre consacré en 1994 à l'icône par Selim Nassib, ex-journaliste à Libé, celui-ci explique la portée "mediumnique" de la chanteuse. A l'instar de Presley, né dans une modeste shotgun house du Mississippi, Oum n'a pas le profil familial affilié à la gloire, surtout pas celle du showbizz. Elle naît à une date incertaine -1898 ou, plus sûrement, 1904- dans un village anonyme du Delta du Nil, Tamaye-el-Zaharia. Milieu paysan conservateur où le père, cheikh de la mosquée locale, lui dispense l'enseignement du chant coranique. La voix est si prometteuse que la famille investit bientôt dans un... âne afin de parcourir les distances de plus en plus longues vers des localités où l'on réclame la gamine à un mariage ou une cérémonie de circoncision. Ses psalmodies des textes sacrés épurent toutes les douleurs, soulignent tous les espoirs.

Elle apparaît en tenue de bédouin, masquant les premiers signes d'une future féminité. Et c'est dans cette tenue asexuée que la découvre Ahmad Rami, futur compositeur de 137 de ses 283 chansons, un soir des années 20 au Caire. Nassib fictionnalise ce que Rami a pu ressentir devant ce curieux "garçon": "Le jeune homme (sic) ne savait pas comment faire. Il lança une note au-dessus de la mêlée. C'était la Fatiha, le premier verset du Coran. La voix était juvénile et mal assurée mais singulière, poussée par une force peu commune, un souffle qui n'en finissait pas de s'exhaler (...) Des "Dieu est le plus grand" se firent entendre. Mais lui, rien. Yeux toujours baissés, sans un signe de connivence avec le public (...) La puissance, le timbre, la maîtrise du souffle, étaient remarquables (...) Au creux de certaines notes, un léger enrouement introduisait un parfum de sensualité, quelque chose de dévoilé."


Rami tombe alors follement amoureux d'Oum, se trouvant pendant des années dans ce drôle de triangle des Bermudes égyptien où se fondent identité, sexualité et signes de la foi. L'écriture de Nassib, elle, s'immerge aussi dans les relations intimes de Kalthoum avec cette Egypte nouvellement indépendante depuis 1922, enfin libérée des tutelles ottomane et britannique. Lorsqu'Oum s'installe finalement au Caire, en 1923, s'émancipant peu à peu de ses propres entraves sans pour autant les nier -la religion et la sexualité-, elle participe à la construction d'une identité nationale qui appelle à la modernité. Dès les années 30, sa popularité enflamme les peuples arabes, de Tripoli à Bagdad, la désignant tout naturellement pour inaugurer Radio Le Caire, voix officielle de l'Egypte, mère et matrice du monde arabe. Cela passe par des gestes de mode presqu'anciens, comme l'apprentissage du répertoire classique ou l'adoubement du Roi Farouk 1er qui, en 1944, attribue à la chanteuse, le "nishan el kamal", décoration habituellement réservée aux membres de la famille royale et aux politiciens.

Les anti-impérialistes années 50

Icône d'un roi Farouk déchu, Oum est aussi l'incarnation du régime révolutionnaire qui abolit la monarchie en juillet 1952: il faut un talent certain de caméléon pour symboliser ainsi deux pouvoirs successifs qui se nient fondamentalement. Si Kalthoum devient à ce point transgénérationnelle, elle le doit en grande partie à Nasser, l'homme qui va rêver, presqu'autant qu'elle, d'un panarabisme triomphant. Songe aujourd'hui fané par des décennies de guerres et de schismes, notamment entre sunnites et chiites. Nasser, lui aussi de sang modeste, est subjugué par Oum et la modernité qu'elle veut léguer à son pays: femme indépendante, présidente du syndicat des musiciens, qui ne se mariera que tardivement à 50 ans, peut-être plus par atavisme que pour dissiper les rumeurs insistantes sur son homosexualité. "Elle était une sorte de rêve réformiste, le summum du politically correct pour les intellectuels arabes du début du siècle. Elle était la preuve que le peuple paysan pouvait accéder à la modernité", explique Frédéric Lagrange(2), professeur à La Sorbonne.

Sachant toujours s'entourer des meilleurs poètes et compositeurs -d'Ahmad Rami à Mohammed Abdel Wahab-, Oum s'engouffre dans les grandioses desseins anti-impérialistes que Gamal Abdel Nasser projette pour leur pays, et au-delà. Contrairement aux lois voulant que l'artiste au service d'un pouvoir y gangrène son art, Oum Kalthoum prend encore une dose d'âme supplémentaire en chantant la redistribution des terres aux paysans ou la nationalisation du Canal de Suez, Nasser ayant ouvertement défié la France et la Grande-Bretagne, actionnaires de la Compagnie de Suez. Qui, avec l'aide d'Israël, déclencheront une offensive armée sans victoire. Instantanément, Nasser change de statut: il n'est plus seulement le charismatique Président égyptien mais un super-Fidel Castro panarabe, mythifié des bidonvilles de Marrakech aux palais de Damas. Oum Kalthoum se trouve aspirée dans une décade de gloire et de promesses: idolâtrée au-delà de tout, elle devient une sorte d'"Etat dans l'Etat", voyageant d'ailleurs sous passeport diplomatique.

Lorsque les troupes arabes sont défaites par Israël en 1967, certains militants marxistes égyptiens accusent Oum d'"avoir été l'opium du peuple, d'avoir encouragé les penchants sentimentaux des Arabes qui chantent l'amour pendant que les Israéliens se préparent scientifiquement à la guerre"(2). En seconde partie des sixties, Oum n'est plus tout à fait la même virtuose cinglante: lorsqu'elle se produit pour la seule fois en Occident, les 14 et 15 novembre 1967 à l'Olympia de Paris, elle cadre davantage ses improvisations, peut-être atteinte par cette mélancolie endémique qui cimente ses chansons et le contrecoup de l'affrontement humiliant de 1967. Toujours avec cette intuition longuement éduquée par l'apprentissage savant, elle donne à la France l'un de ses classiques certifiés, El Atlal (Les Ruines), qui dit l'absolu: "Donne-moi la liberté, dénoue mes mains/Je t'ai tout donné, je n'ai rien gardé pour moi/Tes liens me blessent les poignets." Lors de l'enterrement au Caire, le 4 février 1975, alors que, privée de sa voix, elle ne s'est plus produite en public depuis deux ans, deux millions de personnes précipitent leur chagrin dans les rues éplorées: c'est moins que pour Nasser mais beaucoup plus que pour Elvis. Le cercueil drapé en bleu et vert surnage sur la mer humaine: jamais une femme, une chanteuse, une artiste, une voix, n'a connu ce niveau d'hommage et d'adoration. D'une certaine façon, l'idée d'un monde arabe unifié est mort, un peu beaucoup, ce jour-là. Mais pas sa musique.

(1) LA PRONONCIATION ET L'ORTHOGRAPHE VARIENT GRANDEMENT SELON LE PAYS, D'OUM KALSOUM À UMI KALSUM.

(2) IN TÉLÉRAMA, 17 JUILLET 2008.

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