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mercredi 18 mai 2016
«Ecrire sans destination» : rencontre avec Patti Smith (Libération)
Dans son dernier livre, «M Train», dont la sortie nous vaut son passage par Paris, la poétesse du punk rock est fidèle à son image.
«Elle a écrit au moins un demi-livre depuis qu’elle est là», nous glisse son agent sur le ton de la confidence. «Elle a rempli des cahiers entiers !» rajoute l’attachée de presse. Franchement, le contraire nous aurait déçu. Patti Smith, qui noircit des pages depuis qu’elle a 10 ans, Patti Smith l’amoureuse de Rimbaud et Genet, serait venue en France et n’aurait rien trouvé à griffonner ? Non, en personne comme dans son dernier livre, M Train, dont la sortie nous vaut son passage par Paris, la poétesse du punk rock est fidèle à l’image qu’elle a pu donner. Entière, sincère et chaleureuse, consumée d’un petit feu brûlant pour l’écriture et les écrivains. Lorsqu’on entre finalement dans le salon où elle est assise chez Gallimard, veste noire sur les épaules, simili Doc Martens au pied, on remarque qu’elle a posé une biographie de Simone Weil à côté d’elle. Le marque-page est une carte postale de Nerval. Peut-être au cas où elle s’ennuie avec les journalistes.
Il n’y a pas de narration chronologique dans M Train, mais des couches d’expériences qui s’ajoutent les unes aux autres. A quel moment vous êtes-vous dit que vous teniez un livre ? Dès le début, en cours d’écriture ?
Le point de départ de M Train, c’était l’envie d’écrire librement, sans ressentir de responsabilité vis-à-vis de qui que ce soit. L’écriture de Just Kids fut vraiment éprouvante. A cause du travail de recherche, de la responsabilité que je ressentais vis-à-vis d’une époque, d’une ville, d’une relation. Tous les gens qui peuplent le livre avaient le droit à la vérité - que je les aie aimés ou non, il fallait être le plus juste possible envers eux. L’envie m’est donc venue d’écrire sans trame narrative, sans destination particulière, d’écrire «sur rien», comme me le suggérait un cow-boy dans un rêve que j’ai fait, et que je raconte dans le livre. Je me suis dit que j’allais suivre un «train mental» et voir où cela me menait. J’allais écrire tous les jours, et rester au temps présent.
Mais le livre s’en éloigne très souvent…
Eh oui ! Car je me suis rapidement rendu compte de deux choses : d’abord, qu’écrire sur rien veut dire écrire sur tout, et ensuite, qu’il est impossible de rester au temps présent dès lors qu’on suit ses pensées. Elles vous ramènent toujours vers le passé. Mais j’ai néanmoins trouvé très libérateur de procéder ainsi, comme une tapissière qui n’aurait pas d’image précise en tête, tout en parvenant, à la fin, à un schéma construit. Car il y a toujours une organisation, même dans le chaos.
Vous réécrivez beaucoup ?
J’écris à la main, dans mes petits cahiers, et puis je tape tout sur mon ordinateur portable, et c’est à ce moment-là que je corrige. Mais le livre respecte la chronologie d’écriture, je l’ai écrit dans cet ordre-là. La tâche la plus lourde fut de soustraire des choses, des tangentes prises qui faisaient dériver le propos si loin que l’on ne parvenait plus à revenir sur ses pas. Comme lors d’un riff de 20 pages sur Blade Runner, un peu trop obscur pour le livre…
Mais on aimerait bien vous lire sur Blade Runner !
Peut-être que j’en ferai quelque chose un jour. Il y avait des passages qui me plaisaient et qui ont fini à la trappe, on aurait dit qu’ils avaient été placés là par une armée de castors venus construire un barrage. Tout à coup le livre ne coulait plus. C’est comme lorsque l’on compose un album, ou qu’on prépare une expo : il faut savoir ôter ce qui casse le rythme.
Vous parlez de rythme, la musique a-t-elle influencé votre manière d’écrire ?
Non, c’est plutôt le contraire : le fait que j’écrive a fait de moi la chanteuse que je suis. Je ne suis pas musicienne, je n’ai jamais joué d’un instrument, ni même eu l’ambition d’être musicienne. J’ai commencé dans la musique grâce à la poésie : je faisais des performances, j’étais jeune, agitée, et parfois le langage ne suffisait pas, il fallait une guitare, quelque chose de sonique, un piano pour donner du rythme. La seule chose qui a peut-être joué sur mon écriture, c’est le fait que je relise toujours tout à haute voix.
Etes-vous sous influence littéraire ? Certains passages de votre livre font penser à Sebald…
J’aime beaucoup ses livres, mais c’est davantage sa poésie que sa prose qui a pu me servir. Car dans sa prose, il y a des sujets de géographie ou d’histoire traités de manière très majestueuse qui sont complètement hors de ma portée ! On retrouve peut-être dans M Train le genre de vagabondages auxquels se livre Sebald. J’ai toujours adoré les livres de voyage, de déambulation : le Voyage en Orient de Nerval, particulièrement «les Femmes du Caire», le Journal du voleur de Genet, tous ces livres qui mêlent les voyages intérieurs et extérieurs… J’ai lu Nadja, d’André Breton, très jeune, et je m’étais toujours dit que j’aimerais écrire un livre comme ça, qui aurait des photographies, même si les miennes ne sont pas celles de Man Ray.
Vous écrivez depuis l’âge de 10 ans. Y a-t-il des moments dans votre vie où vous n’avez pas réussi ?
C’est impossible pour moi de ne pas écrire. Je ne sais pas ce que je ferais de moi-même si je n’écrivais pas. Alors que je pourrais très bien vivre sans jamais remonter sur une scène ou prendre une photo : j’en serais triste, mais je vivrais avec. La seule période où je n’y suis pas arrivée, c’est après la mort de mon mari. Une période terrible. Mon frère est mort un mois plus tard, et je n’arrivais même plus à sortir de mon lit. C’est à ce moment-là que je me suis mise à prendre des photos. Des polaroïds, qui ont pu me faire ressentir à nouveau la plénitude qui provient du travail accompli. Je n’ai plus jamais arrêté. Je n’ai aucune ambition photographique, aucune habileté technique, même si j’ai travaillé avec des photographes, dont Robert [Mapplethorpe, ndlr] bien sûr. Je suis simplement un amateur du XIXe siècle, son appareil sous le bras.
Pourquoi ne pas avoir parlé de musique dans M Train ?
M Train est un livre qui dit qui je suis aujourd’hui. Aucun de mes amis, enfin à quelques exceptions près, n’est musicien. Chez moi, j’écoute de l’opéra, surtout Wagner, et parfois John Coltrane ou My Bloody Valentine. Ou Jimi Hendrix si je suis d’humeur. Mais ce livre est un livre solitaire, parce que ma vie est solitaire aujourd’hui. J’écris, je prends des photos, je me promène. Mes enfants sont grands, ils ont droit à leur vie privée. Même si on les aperçoit çà et là.
Oui, il y a un très beau passage dans le livre qui évoque leurs petites mains de bébé…
Cela m’a vraiment coûté d’écrire ce passage. Je l’ai fait au café, et me suis retrouvée en larmes… Ma fille avait 6 ans quand mon mari est mort, et mon fils 12 ans. Leur père ne les a pas vus grandir, nous avons peu de mémoire familiale collective. Quand je repense à lui, je repense à cette période où nos enfants étaient bébés. Ces moments-là se sont enfuis. Ce sont des petits éclats que l’on ne peut que chérir au moment où on les tient. Ensuite, ce ne sont plus que des souvenirs. Mais les belles choses de notre passé sont un territoire dangereux, j’évite de le revisiter trop souvent.
Vous avez un rapport aux objets particulier, ceux qui peuplent votre livre semblent doués de pouvoirs. Comme cette sympathique cafetière que vous avez immortalisée dans une photo…
Cette cafetière, mon éditeur voulait qu’elle sorte du livre ! Mais je l’aime beaucoup, on dirait un petit moine. Je m’attache aux objets qui me servent, ils deviennent mes amis. A l’âge de 3 ou 4 ans, je m’étais attachée à une brosse à dents que je refusais de jeter, c’est un peu la même chose. Disons que là aussi, ce n’est sans doute pas de l’éthique, mais un code interne qui me murmure que je dois respecter les gens et les choses qui m’ont servie. Etre reconnaissante envers un manteau qui m’a permis d’être moi-même par exemple… J’ai eu de la chance, j’ai eu de bons professeurs de vie : mon père, qui avait des principes, et William Burroughs, que j’ai rencontré très jeune. Il m’a appris que nos actions parlent pour nous, et que mon nom ne pouvait pas être synonyme de compromission ou de bassesse. Au contraire, il devait évoquer de bonnes actions, de bons choix, de l’intégrité.
Pourquoi avoir photographié la chaise de Roberto Bolaño ?
Je suis allée chez lui, il était mort peu de temps auparavant, et je voulais photographier quelque chose qui lui avait appartenu. Sa femme m’a montré ses cahiers, son blouson en cuir, mais je n’arrivais pas à le voir à travers eux. Avant de partir j’ai demandé s’il n’y avait pas quelque chose qui avait eu une importance pour lui en tant qu’écrivain, et sa femme m’a dit «oh mais si, sa chaise !» Elle l’a sortie d’un placard et m’a raconté que partout où ils déménageaient, et ils ont beaucoup déménagé car ils avaient des problèmes d’argent, Roberto Bolaño l’emportait avec lui. Il avait eu l’impression qu’il s’était passé quelque chose grâce à cette chaise, qu’il avait eu un déclic. Moi, j’ai eu le sentiment de voir un être animé.
Relisez-vous beaucoup les livres ?
J’ai dû lire les Quatre Filles du docteur March une vingtaine de fois ! Parce que je l’ai lu petite fille, et que je m’identifiais à Jo March, l’écrivain, le garçon manqué dégingandé. J’avais trouvé une fille qui me ressemblait. Sinon je relis souvent Pinocchio et Peter Pan, et le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse. Il faut que je sois dans les bonnes dispositions, mais je reste à chaque fois captivée par cette idée de jeu où les parties du tout finissent toujours par se retrouver. Je relis 2666 de Bolaño également. Ce livre est une leçon d’écriture : il change de voix, et de discipline, à chaque chapitre, et où pourtant tout est tissé ensemble. Et cet univers immense que Bolaño a su créer ! C’est le premier chef-d’œuvre du XXIe siècle. Je relis aussi le Journal du voleur de Genet, Une saison en enfer, les lettres de Rimbaud, les sœurs Brontë… Pour moi, les livres sont comme des disques, je relis Pinocchio comme je réécoute le Blonde on Blonde de Dylan.
Certains livres semblent faits pour être relus, 2666 en fait partie, ou la Recherche du temps perdu…
Avec ces trois-là, la Rercherche, 2666, et le Jeu des perles de verre, je fais ce truc que j’appelle ma lecture cubiste : je les laisse près de mon lit et j’en lis des passages, n’importe lesquels, au hasard. Au bout de quelques mois j’ai l’impression de voir le livre en trois dimensions,
d’être passée au travers.
Le poète John Giorno, rencontré il y a quelques mois, se demandait pourquoi il n’y avait plus de jeunes qui désirent être Patti Smith aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
D’abord, je crois qu’il se trompe, je vois sans cesse des jeunes qui viennent me dire qu’ils ont envie d’écrire de la poésie, ou de faire de la musique. Mais comme je n’ai aucune envie qu’on aspire à être comme moi, je les encourage illico à se débarrasser de toutes ces peaux mortes et à devenir eux-mêmes. Mais bon, j’ai eu moi-même envie d’être Bob Dylan, d’être Rimbaud, d’être Isabelle Eberhardt. C’est beau aussi, cette période où l’on rêve d’être quelqu’un d’autre, où l’on se prend pour Baudelaire. A ces jeunes, je dis également qu’il faut travailler, énormément, et être prêt à faire beaucoup de sacrifices.
Il y a quelque chose de délicieux dans le livre, qui a trait à votre manière de vivre à rebours des autres, à votre rythme et vos horaires, quand bien même cela voudrait dire regarder des séries policières toute la nuit… C’est très rare aujourd’hui. C’est punk ?
Dans les années 70, un type est venu vers moi et m’a dit, «toi, tu dis que tu es la reine du punk rock, mais tu vas te marier !» Je lui ai répondu que je n’étais la reine de rien du tout, enfin que moi-même je ne m’appelais pas comme ça. Etre punk, c’est être libre. Si l’on commence à mettre des règles là-dedans… Mais je vis comme cela car désormais je suis seule. Je peux me créer des espaces de liberté. Et j’aime penser que j’en crée pour les autres, ceux qui vont lire mon livre.
Elisabeth Franck-Dumas , Libération, le 22 avril 2016
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