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mercredi 9 mars 2016

Au Mali, le luth continue (Libération)

Les musiciens ne déposent pas leurs instruments malgré l’état d’urgence, les pressions religieuses et les menaces terroristes.

Bamako, 16 janvier. Sékou Keïta tend son bras vers la foule et ouvre le feu : des détonations assourdissantes retentissent, des gamins tombent à terre, gisent sur le sol, inanimés. Puis ils se relèvent, en rythme, ressuscités par une pétarade de percussions. Ils grimpent les uns sur les autres pour rebâtir une pyramide humaine, avant que Keïta ne dézingue à nouveau leur édifice de chair et d’os d’un coup de kalachnikov invisible. Cette chorégraphie macabre n’illustre que trop bien «la difficulté d’exister pour les jeunes artistes à Bamako, qui essaient de montrer leur talent malgré les problèmes, les coups d’Etat et le reste», explique le célèbre danseur malien de 44 ans, organisateur de l’événement. Son show résonne dans l’actualité encore plus brutalement qu’il ne l’avait imaginé : le matin même, à moins de 900 kilomètres de Bamako, des kamikazes mitraillaient la terrasse du Cappuccino et ravageaient le Splendid Hotel de Ouagadougou (Burkina Faso). Trente morts.


Noctambules éméchés

Produit par le label Djata Production, le spectacle de Sékou Keïta s’intitule le Mali des merveilles, un titre presque ubuesque alors que l’état d’urgence a été renouvelé pour trois mois et que certains éditorialistes redoutent «un embrasement du pays dans les mois à venir» (1). Mais Keïta a gagné son pari pour la paix : fédérer sur scène les grandes stars maliennes internationales, dont Amadou et Mariam, Babani Koné, Oumou Sangaré ayant écrit une chanson inédite pour l’occasion, et Bassékou Kouyaté accompagnant l’Ensemble instrumental national du Mali. Danse, théâtre et musique, les «merveilles» succèdent à des tableaux illustrant un Bamako by night peuplé de noctambules éméchés, de danseurs hip-hop, de filles de joie se trémoussant autour des imams. «Je veux que les Maliens s’émerveillent, mais pas seulement, reprend Keïta. Je tenais à montrer qu’au Mali comme ailleurs on vit la nuit, et les gens respectables ont aussi des côtés obscurs, étranges ou différents. Je ne juge pas, je dévoile ce qu’on a parfois l’habitude de cacher.» Ce spectacle, il l’a voulu populaire et gratuit. A cause des risques, il n’a pu en assurer la promotion en amont, mais la chaîne Africable en diffusera de longs extraits la semaine suivant la représentation dans une douzaine de pays en Afrique. Chacun se bat avec ses armes : en dansant, Sékou Keïta renvoie au monde une autre image du Mali, celle d’une nation moderne assumant sa pluralité et célébrant ses coutumes séculaires dans la fête et le plaisir. «Ce spectacle est un hymne à la résistance par la culture. Je suis ici, ce soir, pour être debout avec vous et démontrer que le Mali restera debout en toutes circonstances», déclare la ministre de la Culture, N’Diaye Ramatoulaye Diallo, qui a assisté a la représentation presque jusqu’à la fin, malgré les consignes de sécurité interdisant aux membres du gouvernement de rester plus d’une demi-heure dans un lieu public.

En 2013, lorsqu’on lui demandait pourquoi son n’goni (guitare africaine en peau et calebasse) était plus vif, plus nerveux que jamais sur son album Jama Ko, le virtuose Bassékou Kouyaté décochait une réponse pour le moins éloquente : «On l’a enregistré pendant le coup d’Etat à Bamako [en mars 2012, ndlr], on entendait les coups de feu par la fenêtre du studio.» Aujourd’hui, la crise s’éternise et Bassékou tempête toujours contre le gouvernement. «La musique est autorisée à Bamako mais, dans les sous-régions, je connais des musiciens qui retirent leurs enfants de l’école car ils n’arrivent plus à payer la scolarité. Je devais jouer à Tombouctou : annulé ! Je devais jouer en février au Festival sur le Niger à Ségou : annulé ! Les mariages et les baptêmes ne s’organisent plus comme avant. Les politiciens sont-ils contre nous, les musiciens ? Le championnat de football n’a jamais été suspendu, contrairement à nos concerts.»

Barrages de police

Du Mali, les nouvelles sont souvent mauvaises. Malgré l’accord d’Alger ayant scellé en juin une trêve entre le gouvernement et les indépendantistes de l’Azawad, au nord, le pays souffre d’une désastreuse réputation dans les médias internationaux. A cause des deux attentats meurtriers, en mars 2015 au bar la Terrasse, à Bamako, puis en novembre à l’hôtel Radisson. Mais aussi à cause du scandale des Casques bleus ayant tué trois jeunes manifestants à Gao le 27 janvier, de la nomination d’un troisième Premier ministre en trois ans, symptôme d’une instabilité politique chronique, et de l’ingérence inquiétante des guides religieux dans les affaires publiques. La tradition d’accueil et d’affabilité du Mali s’éclipse peu à peu derrière l’image d’un Etat vulnérable, pouvant basculer à tout instant dans le chaos. Globalement, les artistes étrangers hésitent désormais à débarquer à Bamako, sauf quelques exceptions : Vincent Segal y a enregistré avec Ballaké Sissoko le sublime Musique de nuit, et le producteur Docteur L vient d’y réaliser le prochain album de la griotte (musicienne conteuse) Babani Koné. Mais le studio Bogolan, laboratoire mythique d’Ali Farka Touré et des productions Syllart, a hébergé seulement deux productions internationales durant ces trois dernières années. Le studio a dû recentrer son activité sur le marché local, moins ambitieux mais toujours bien vivant. Car, derrière une réputation internationale salement écornée, la réalité sur le terrain n’est pas si sinistre. La vie dans la capitale de l’empire mandingue, qui rayonne culturellement à travers le monde depuis le XIIIe siècle, est toujours aussi riche et fertile. «L’état d’urgence et le deuil national ont parfois entraîné des reports, mais pas d’annulation, confirme Corinne Micaelli, directrice déléguée de l’Institut français du Mali. L’Organisation internationale de la francophonie a annulé son forum sur la diversité en novembre, mais les autres grands événements ont tous été maintenus en 2015.»

Sur les trottoirs en terre rouge de Bamako, les terrasses des maquis ne désemplissent pas et les musiciens peuvent encore se produire dans des clubs, tels le Djandjo, le Tropicana, l’Exodus… Seuls les interminables embouteillages provoqués par les barrages de police empêchent d’assister à trois ou quatre concerts dans la même soirée.

Le rastaman ivoirien Tiken Jah Fakoly tient le club le plus populaire de la ville, Radio libre, où se côtoient des Maliens, des expatriés et des touristes de toutes les nationalités. Cette petite faune cosmopolite vient y applaudir des concerts six nuits par semaine, des groupes de reggae au rez-de-chaussée et des étoiles montantes de la musique malienne dans la grande salle à l’étage. «Je l’ai baptisé Radio libre parce que c’est un espace dédié à la liberté d’expression. Et puis j’espère toujours que ça devienne une radio, pour retransmettre les concerts en direct. Ça fait trois ministres de la Communication que je rencontre, on m’a fait des promesses, mais je n’ai toujours pas de fréquence. Ce qui est surprenant, c’est que plusieurs marabouts en ont obtenu récemment pour des radios religieuses, alors j’espère que les autorités maliennes n’attendront pas ma mort pour donner une fréquence à Radio libre.»

Expéditions punitives

Le dernier week-end de janvier, le maître de kora Toumani Diabaté organisait à son tour la première édition de son festival, Acoustik Bamako, avec parmi d’autres Damon Albarn, Tony Allen, Songhoy Blues. Quatre jours de concerts et d’échanges artistiques intenses ont confirmé que Bamako demeure le centre névralgique de la création artistique à partir duquel l’Etat peut espérer redéployer la culture sur le territoire national. Car la situation peut s’arranger au Mali, petit à petit. L’an dernier par exemple, l’éminente chanteuse Khaira Arby a enfin pu retourner dans sa ville de Tombouctou après trois ans d’exil forcé dans la capitale, suite aux expéditions punitives des jihadistes ayant menacé sa famille et détruit ses instruments. Lors du spectacle le Mali des merveilles, elle a présenté sur scène le fameux rituel de la cérémonie du turban, le «Tabaikar», qui marque le passage à l’âge adulte pour les hommes des ethnies tamachek, songhaï et peule. Une tradition que les islamistes avaient prohibée, car elle s’accompagne forcément «des tambours, des chants, des youyous des femmes», explique Khaira Arby : «Notre religion n’a jamais interdit la musique. Le Prophète a été accueilli avec des chansons lorsqu’il est arrivé à La Mecque. Nous couper la musique, c’est comme nous empêcher de respirer. Mais on continue à lutter, et ça va aller, inch’Allah.»

(1) «Mali : risque de naufrage du régime, résister ou s’enliser», article de Habi Sankoré sur Maliactu.net.


 David Commeillas envoyé spécial à Bamako, Libération, le 12 février 2016

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