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samedi 27 février 2016

Rokia Traoré, le rock à Sahel ouvert (Libération)




La musique mandingue de la Malienne est le fruit de sa fidélité à ses origines bambaras, de ses audaces d’artiste et de ses combats d’Africaine.


En noir et blanc, cadrée serré, l’expression grave, Rokia Traoré répète une litanie obsédante : «En 2014, 5,5 millions de personnes ont fui leurs maisons, forcées de se réfugier dans des villes, des pays loin de chez elles.» En français, en anglais et en bambara, sa langue maternelle. La vidéo ne montre pas d’images dramatiques, juste des visages. La chanson s’intitule Né So, «ma maison», comme le sixième disque de l’artiste malienne. Franco-Malienne aux yeux de l’administration : longtemps mariée à un Français, elle possède les deux passeports. Et vote sur deux continents.

Des maisons, des domiciles, Traoré en aura connu beaucoup avec ses six frères et sœurs, au fil des affectations d’un père diplomate. Belgique, Arabie Saoudite, Algérie… A 20 ans, étudiante à Bruxelles, où elle se destine au journalisme, elle fait le voyage inverse de celui des migrants et retourne au Mali, tenter sa chance dans la musique. «On m’a demandé si j’étais devenue folle, dit-elle en souriant. Les reproches pleuvaient aussi sur mes parents : si j’abandonnais les études, c’est qu’ils avaient raté mon éducation.»

Abandonner les études ? C’est loin de la réalité. Décidée à se plonger dans les traditions, la jeune femme se rend dans la région de son père, le Beledougou. «J’ai pu ainsi me relier avec qui je suis profondément. Née à Bamako, j’ai grandi dans des métropoles, mais mes racines sont bien vivantes.» Sur son dernier disque, Kolokani est un chant de remerciement pour «ceux qui sont restés à la source», et auxquels elle rend visite régulièrement depuis qu’elle partage sa vie entre l’Europe et le Mali. «Quand je donne un concert à Bamako, ils affrètent un bus de 75 places et font deux heures de route pour m’écouter.» Ce lien avec le peuple bambara reste essentiel pour Traoré : «Le nom désignait à l’origine des clans qui, mécontents d’un roi, reprenaient leur liberté. La racine "ba" signifie révolte, et bambara peut se traduire par "ceux qui prennent leur destin en main". Encore aujourd’hui, en présence d’une forte tête, on dit, "toi, tu es un vrai Bambara".»

Chanter au Mali sans appartenir à la caste des griots, gardiens des récits historiques, des rites et des musiques qui les accompagnent, relève de la transgression. Rokia Traoré prendra donc un chemin de traverse pour s’imposer. Le producteur Christian Mousset, infatigable découvreur de talents en Afrique de l’Ouest, se souvient de sa première audition au Centre culturel français de Bamako, en 1996 : «Elle était aux antipodes de ce qui se faisait dans le pays, où les chanteuses ont des voix imposantes, des costumes exubérants, des bijoux. Rokia avait une fraîcheur, une simplicité inédites. Impossible de ne pas tomber sous le charme.» L’année suivante, Mousset la programme au festival Musiques métisses à Angoulême, qu’il dirige, «lors d’une soirée où elle partageait l’affiche avec Salif Keita et Ali Farka Touré». Dans la foulée, il lui propose d’enregistrer son premier disque à Amiens, où siège Label bleu, maison de disques indépendante orientée jazz et Afrique. Rokia s’installe dans la Somme pour une dizaine d’années, et y enregistre trois CD au succès grandissant. Son afrofolk acoustique lui vaut l’étiquette de «nouvelle Tracy Chapman». «A l’issue de ces trois disques, poursuit l’artiste, j’avais fait le tour de cette esthétique traditionnelle. Je me suis dit que le rock n’avait jamais été adopté par l’Afrique, contrairement au jazz ou aux musiques afro-cubaines. J’ai voulu travailler sur un rock mandingue.»

La conversion à l’électricité donne naissance à un somptueux rock-blues sahélien et fait entrer Traoré dans un autre univers. Au théâtre, elle participe à Desdemona, de l’écrivaine afro-américaine Toni Morrison, et à une création sur Mozart du metteur en scène d’avant-garde Peter Sellars. Elle fait aussi ses premiers pas au cinéma. Et entame une collaboration avec John Parish, le magicien de Brighton, qui a poli le son de PJ Harvey. Dans Né So, ses invités viennent de la scène indé (l’Américain Devendra Banhart) ou de la légende du rock’n’roll (John Paul Jones, le bassiste de Led Zeppelin).

La genèse du disque a pourtant été perturbée, confie la chanteuse, par «ces moments de la vie où les complications s’accumulent». D’abord, il y a eu la crise qu’a traversée son pays, avec un coup d’Etat début 2012, puis l’offensive islamiste à laquelle l’intervention française (opération «Serval») a mis un coup d’arrêt en 2013. Ce ne sont pas les conditions idéales pour développer sa Fondation Passerelle, créée dans l’intention de proposer des formations aux arts de la scène et créer des outils pour professionnaliser la filière. Malgré les aléas, la fondation continue de fonctionner, avec notamment un chœur qui chante Bob Marley et Léo Ferré avec des instruments africains. Les choristes qui accompagnent Rokia Traoré sur disque et sur scène en sont issus. Reste à achever les travaux d’un complexe à Bamako qui comprendra une salle de concerts et des lieux de répétitions.

En 2008, sur son disque Tchamantché, elle reprenait The Man I Love, un titre de Gershwin immortalisé par Billie Holiday, une de ses références. Une chanson d’amour préférée à Strange Fruit, qui évoquait les lynchages dans le sud des Etats-Unis. «Ce n’est pas mon histoire. Mes ancêtres n’ont pas connu cette douleur», confiait-elle alors à Libération. Dans Né So, elle ose chanter ce classique de la chanson engagée, où les corps suppliciés pendent des branches comme des fruits mûrs. «Entre-temps, explique-t-elle, j’ai perdu de ma naïveté. J’avais peu ressenti le racisme, mes parents m’ont élevée dans un environnement protégé. Mais, je me suis trouvée confrontée à des a priori sur ce qu’est la vie d’une artiste et la vie en Afrique. Je me suis rendu compte qu’être femme, africaine et musicienne, c’est cumuler beaucoup de handicaps.»




Séparée du père de son fils et ancien manager, Rokia Traoré a donné naissance à une fille il y a quelques mois. Son activité est débordante : son disque sort dans le monde entier, elle va passer une partie de l’année en tournée, tout en poursuivant son travail avec sa fondation au Mali. Elle se ressource dans «la méditation musulmane, la culture dans laquelle [elle a] grandi». Elle dit croire en l’au-delà, mais encore davantage à l’ici-bas et à tout ce qu’on peut apporter à l’autre : «Ce qui nous rend humain, c’est la capacité à rendre service.» Cette belle femme, qui parle avec douceur, sans agressivité, est une source d’énergie inépuisable. Et une «vraie Bambara».

Par François-Xavier Gomez (Libération le 24 février 2016)

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