Face au succès de l’exposition « Beauté Congo », qui devait initialement se terminer le 15 novembre, la Fondation Cartier pour l’art contemporain a prolongé la manifestation jusqu’au 10 janvier 2016. Les visiteurs auront donc deux mois de plus pour découvrir, à Paris, cet échantillon d’une production artistique foisonnante, qui fait voisiner différentes formes de sensibilité sur une période allant du temps de la colonie belge jusqu’à l’actuelle République démocratique du Congo. D’abord, l’univers pictural congolais, avec ses stars, les peintures faussement naïves de Chéri Samba, les photos de la nuit kinoise, de Jean Depara, ou les magnifiques peintures animalières produites dans l’Atelier du Hangar, durant les années 1950. Ensuite, le son, puisque la Fondation a intégré à l’exposition un parcours musical d’une grande richesse.
Nouvelles rythmiques
L’initiative est pertinente, tant la musique congolaise urbaine, dite « rumba », a marqué la seconde moitié du XXe siècle, avec son lot de nouvelles rythmiques, de styles vestimentaires, de commentaires politiques. Cette musique dansante, née autour du Pool Malebo, la boucle du fleuve Congo qui sépare Kinshasa de Brazzaville, s’est alimentée des va-et-vient transatlantiques engendrés par les grandes découvertes du XVe siècle, puis par le trafic négrier. Plus que dans d’autres régions d’Afrique, le mouvement trouvait un terreau propice au Congo où, contrairement à ce qui se passait dans l’ancien empire mandingue (Mali, Guinée, Sénégal…) gouverné par le système des castes, la musique n’était pas réservée aux griots. Dans les villages, tout le monde avait donc le droit de chanter.
L’Amérique latine, et particulièrement Cuba, va semer ses graines sur ce terreau démocratique, où les missionnaires avaient enraciné le goût des chorales. Dix ans plus tard, l’Afrique est inondée de disques dits « GV » – une référence du catalogue de disques cubains produits par la firme anglaise EMI, puis vendus à Brazzaville ou Léopoldville par les épiciers grecs, souvent originaires d’Egypte. Parmi eux, Nico Jeronimis, fondateur des éditions Ngoma, qui publièrent en 1948 le premier tube congolais, Marie Louise, composé par un mécanicien de bateaux du fleuve Congo, Antoine Wendo Kolosoy (1925-2008). « Les Grecs ont été les premiers à commercer la musique cubaine et la rumba zaïroise. Certains étaient célèbres, comme Papadimitriu, propriétaire de grands magasins », se souvient Ray Lema, pianiste et compositeur né en 1946 dans le Bas-Congo, qui a participé, du 17 au 19 septembre, à la Pan African Space Station (PASS) : trois jours d’une passionnante webradio conçue à la Fondation Cartier par la revue panafricaine Chimurenga, basée au Cap.
Dans les vingt ans qui suivirent le début de la seconde guerre mondiale, le destin des Afriques se scella, et se dansa, accompagné par l’énergie des musiques voyageuses. Eugène Willy Pelgrims de Bigard, propriétaire de mines, y joua un rôle important dès la fin des années 1950. Il avait développé des usines de pressage de disques en Belgique, en France, aux Pays-Bas. Très vite, il monte un studio à Léopoldville, et commence à y enregistrer tout ce qui passe. Les bandes partent pour Paris (via le label Sofrason), Bruxelles (Fonior) ou Amsterdam (Dureco). Des fabriques de Pelgrims sortent des milliers de 45-tours qui repartent inonder les marchés de Brazza et Léopoldville, mais aussi de Dakar, Lomé, Bamako…
Ebullition
Cette ébullition explique en partie la suprématie de la musique congolaise sur l’ensemble du continent. Le Camerounais Manu Dibango fut un pilier de ces studios où débarquaient des hommes politiques, des businessmen mettant de l’argent sur la table pour être cités – ce qui nous vaut aujourd’hui les chapelets de noms énumérés dans certaines chansons. Rapidement, Radio Brazzaville, la puissante radio coloniale qui couvre presque toute l’Afrique, diffuse à tour de bras ces cha-cha-cha, charangas et rumbas, qui reviennent inonder leur continent d’origine après un détour par l’Europe. Et ça plaît dans les quartiers. L’une des grandes figures de l’époque est Joseph Kabasele, accompagné, à partir de 1956, de Tabu Ley Rochereau. Ensemble, ils ont créé une veine mélancolique, avec des mélodies lentes. « Puis brusquement est apparu Franco [Franco Luambo, 1938-1989], explique Ray Lema. Un guitariste et chanteurqui sortait du quartier, pas éduqué, un style brut avec beaucoup d’ostinatos [les répétitions mélodiques et rythmiques]. Les gens du peuple adoraient ces lignes de guitare qui revenaient sans cesse, lancinantes. »
Joseph Kabaselé Tshamala, un homme instruit, fut l’un de ceux par qui la musique donna la main à la politique. Il est l’auteur d’Indépendance cha-cha, sorte d’hymne panafricain composé en 1960, au moment où le colonisateur belge ouvre la conférence de la Table ronde, à Bruxelles, après deux ans d’émeutes au Congo belge. C’est dans un chaos total, et sur fond d’exode de la population blanche, que le pays devient République du Congo, le 30 juin 1960. Fondateur de l’African Jazz, Joseph Kabaselé sera aussi secrétaire à l’information du gouvernement dirigé par le leader indépendantiste Patrice Lumumba, avant que celui-ci ne soit finalement assassiné en 1961, au Katanga. « Grand Kallé » paya cher cet engagement dont le général Mobutu (1930-1997), maître du Congo dès 1965, prit ombrage. « A chaque fois que nous réécoutons Indépendance cha-cha, remarque le journaliste sud-africainNtoné Edjabé, c’est très émouvant, car nous nous interrogeons sur ce qu’est devenue cette indépendance. »
Métissages sonores
De Lumumba à Mobutu (devenu en 1965 président à vie), le plus grand pays d’Afrique vécut une indépendance agitée, sur fond de guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Dans ces remous naquit une Afrique créative et bouillonnante. D’allure romantique, faussement naïve, la rumba va accompagner cette mutation. « La musique congolaise pourrait se limiter à deux mots, bolingo (“amour”), motema (“cœur”) ainsi qu’à ce qui les relie, libala (“mariage”), explique Bob White, professeur au département d’anthropologie à l’université de Montréal et auteur de Rumba Rules : The Politics of Dance Music in Mobutu’s Zaïre (Duke University Press, 2008). Les chansons d’amour offrent un aperçu des relations complexes entre hommes et femmes à Kinshasa, où le nombre de femmes dans la population a été bas pendant des années. Les paroles ayant trait aux relations entre les sexes nous donnent une idée des contraintes familiales et du poids des traditions, de la difficulté à joindre les deux bouts, mais aussi de la nature arbitraire du pouvoir dans une région qui reste gangrenée par une logique de prédation, d’extraction et une gouvernance autoritaire. »
En dépit de toutes ces turbulences, les métissages sonores n’ont jamais cessé. Cette rumba congolaise déhanchée a ainsi reçu l’apport du jazz et de la soul américaine. En 1974, un célèbre combat de boxe organisé à Kinshasa entre le Blanc George Forman et le Noir Mohamed Ali rassemble des musiciens des deux rives : James Brown ou Etta James d’un côté et, de l’autre, les groupes phares du Congo, Franco et l’OK Jazz ou encore Zaïko Langa Langa, l’orchestre qui a forgé la génération suivante, celle de Papa Wemba et des « sapeurs », les as de l’art vestimentaire. L’événement fut photographié par Oscar Memba Freitas, et immortalisé par le peintre Moke (1950-2001), que l’on peut découvrir à la Fondation Cartier. Elle a aussi donné lieu à un formidable reportage de l’écrivain Norman Mailer (Le Combat du siècle, Gallimard, rééd. « Folio », 2002). Plus récemment, la rumba a retraversé l’Atlantique, jusqu’à la Colombie. Dans les années 1980, raconte Ntoné Edjabé, « une communauté du nord du pays qui écoutait des disques de soukouss, une variante de la rumba » a créé un style baptisé champeta. Le balancier poursuivant son va-et-vient, le zouk, inventé à cette époque par le groupe guadeloupéen Kassav, a depuis totalement imprégné la variété africaine, et donc la rumba.
Un peuple connecté
Le peuple congolais est musical, observe Ray Lema. Il est aussi connecté, comme le montre un tableau de Monsengo Shula, Trio du 6e Continent, peint en 2014 : deux hommes, une femme, de la musique, des ordinateurs, une vraie tuyauterie. « D’abord, il y a beaucoup de bars à Kinshasa, dit Ray Lema. Pour une raison inconnue, les haut-parleurs ont été positionnés vers l’extérieur et non dedans, sans limite de volume. Ce brouhaha fait donc partie de la vie du Congolais, qui est rythmée par un vacarme musical. » Le musicien est retourné en 2011 dans un Congo qu’il avait quitté en 1979. « J’avais été directeur du Ballet national, raconte-t-il, mais je suis tombé en disgrâce, quand Mobutu a voulu transformer la formation en Opéra national. Le thème imposé de la première création était Mobutu, et là, je ne pouvais pas. » Du temps du Ballet national, Lema avait sillonné ce pays qui mesure quatre fois et demie la France, et compte 250 ethnies. « Je me suis fondu dans cette diversité, qui était aussi musicale. Or, aujourd’hui, regrette-t-il, la rumba est devenue hégémonique. »
Cette omniprésence est aujourd’hui dénoncée par « Les Combattants » : de jeunes Congolais de la diaspora, qui en sont venus, à Londres ou à Paris, à caillasser les stars de la musique congolaise moderne, Koffi Olomidé, Papa Wemba, Werrason, soupçonnés à la fois de soutenir le président de la République, Joseph Kabila, de véhiculer des images réductrices, les fesses qui tournent, les costards de frimeurs… tout en abusant des synthétiseurs.
Véronique Mortaigne, LE MONDE du 24.09.2015
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