Pages

mardi 16 juin 2015

Les Stones rhabillent « Sticky Fingers » (Le Monde)



Sur le feuillet inséré dans l’édition originale, sur disque vinyle 33-tours de Sticky Fingers, des Rolling Stones, sont imprimés les noms de quatre ingénieurs du son, Glyn et Andy Johns, Chris Kimsey et Jimmy Johnson. Suivis de la mention « et toute personne qui a eu la patience de prendre part à ça durant deux millions d’heures ». Deux cent vingt-huit années ! L’exagération stonienne dans toute sa splendeur. En fait, deux ans auront passé entre les premières prises par les Rolling Stones de la chanson Sister Morphine, fin mars 1969, et la sortie le 23 avril 1971 de ce qui est l’un des disques les plus célèbres du groupe, l’un de ses plus réussis.

Le voici réédité augmenté d’inédits de studio et de concerts (celui, complet, à Leeds University, le 13 mars 1971 et des extraits de celui à la Roundhouse, à Londres, le 14 mars), bien connus des acheteurs de disques pirates. Un plus ou moins gros livret de photographies et notes accompagne les différentes présentations : CD simple avec l’album original ; CD double avec une partie des inédits et sur DVD deux extraits d’une parution prévue le 22 juin du film d’un concert au Marquee Club, à Londres, le 26 mars ; coffret dit « super deluxe » avec un troisième CD, seul moyen d’acquérir officiellement le concert de Leeds, un 45-tours, des photographies en plus ; tirage sur disque vinyle…

Exil en France

Sticky Fingers, ce sont d’abord dix chansons. Poussées électriques tranchantes (Brown Sugar et Bitch en tête) et tricotis acoustiques par les guitaristes Keith Richards et Mick Taylor (solo d’anthologie durant Can’t you Hear me Knocking), blues-rock poisseux (You Gotta Move, I Got the Blues), arrangements de cordes très exacts de Paul Buckmaster (Sway, Moonlight Mile), propulsions de cuivres. Avec pour sujets principaux la femme, attirante et vénéneuse, objet sexuel démoniaque plutôt que figure angélique, et la drogue, dure, que l’on s’injecte et que l’on sniffe, cocaïne, morphine, héroïne. Un reflet du « mode de vie » de la plupart des membres du groupe et de leur entourage, qui prendra des proportions destructrices en 1972.

Musicalement, Sticky Fingers poursuit la quête sonore du Sud profond, dont rendaient compte en partie les précédents albums Beggars Banquet et Let it Bleed. Avec, pour appuyer ce contact à la source, un passage du 2 au 4 décembre 1969 au Muscle Shoals Sound Studios, à Sheffield, en Alabama, où ont été posées les bases de Brown Sugar,Wild Horses et une reprise de You Gotta Move, traditionnel gospel attribué au révérend Gary Davis et à Fred McDowell. Dans tout Sticky Fingers, l’on entend une pleine confiance musicale et un propos collectif, nés pour l’essentiel de plusieurs périodes d’enregistrement durant l’année 1970 à l’Olympic Sound Studios, à Londres, et au château de Stargroves, dans le comté de Hampshire, alors demeure du chanteur Mick Jagger.

Dorénavant classique de l’histoire du rock, Sticky Fingers a été conçu durant une période compliquée pour le groupe. Brian Jones, guitariste et multi-instrumentiste fondateur du groupe, a été retrouvé mort, noyé, dans la nuit du 2 au 3 juillet 1969, quelques semaines après son remplacement par le guitariste Mick Taylor. Il y a aussi le désastre du concert gratuit à Altamont, en Californie, le 6 décembre 1969, dans un climat de violence qui culminera avec l’assassinat d’un spectateur par un membre du service d’ordre, devant la scène où les Rolling Stones sont en train de jouer.

Sur le plan des affaires, leur récent conseiller financier, le prince Rupert de Löwenstein, les aide à mettre fin au contrat avec la maison de disques Decca et à celui avec leur manager Allen Klein. Il prépare, au passage, leur exil – en France début avril 1971 – pour cause de pression fiscale dans leur pays natal.

Entre deux négociations, Sticky Fingers prend forme. Un riff, quelques paroles, trouver le bon tempo, le studio comme lieu d’une lente gestation. De cela, le CD d’inédits rend très partiellement compte, avec cinq prises différentes. Parmi lesquelles une de Brown Sugar avec le guitariste Eric Clapton et une de Wild Horses tout en sobriété et retenue. Certes, l’excès de prises différentes, faux départs et thèmes inaboutis n’intéresse généralement que le fan pur et dur, mais pour le coup les Stones ont été avares. Et certaines traces de cette féconde période (une partie des chansons se retrouvera sur l’album suivant, Exile on Main Street), comme l’instrumental connu sous le nom de Potted Shrimp ou Travellin’Man, emporté par la guitare de Mick Taylor, resteront encore du domaine de l’officieux.

La publication de l’intégralité du concert de Leeds rattrape cela. Même légèrement assourdi par rapport à certaines éditions pirates. Et en complément visuel, l’édition complète du DVD du concert au Marquee Club se révèle indispensable. Devant un public restreint de fans, d’amis et de musiciens (entre 150 et 200 personnes), le groupe fait son au-revoir à son pays. Si la réalisation ne loupe rien des déhanchements de Jagger, elle se déplace le plus souvent possible vers les doigts de Mick Taylor. A juste titre. Le renouveau des Stones au début des années 1970 lui devait beaucoup.


  • Sticky Fingers,des Rolling Stones, rééditions en 1 CD, double CD, coffret 3 CD et 1 DVD, disque vinyle… Rolling Stones Records-Polydor/Universal Music.
 
  • Live at the Marquee Club, 1971, des Rolling Stones, 1 DVD Eagle Vision/Universal Music.



Sylvain Siclier, Le Monde du 13 juin 2015

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire