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lundi 27 avril 2015
Marcus Miller. Basse partout (Libération)
Tête bien faite, le bassiste phare du jazz-funk déterre les racines du groove en Afrique, et se fait l’écho de la colère noire.
Amateurs ou pro, les musiciens disent simplement «Marcus», comme on évoque «Miles» ou «Django». La perte du patronyme est signe qu’on est arrivé au niveau ultime. Pour faire court, Marcus Miller est à la basse électrique ce que Davis était à la trompette et Reinhardt à la guitare : un son signature, aussi reconnaissable qu’imité. Le sien est «agressif, métallique, rythmique». C’est celui du slap, figure funk où le bassiste frappe sèchement les cordes graves avec son pouce et tire les aigus. Un style auquel il a donné ses lettres de noblesse, malgré le mépris des critiques pour la technique. «Ce n’est pas un son passif, il force l’auditeur à décider s’il aime ou pas», balaye-t-il, chapeau porkpie vissé sur le crâne, fine moustache et diamant à l’oreille. Il a exactement la même tête que sur toutes ses pochettes depuis vingt ans.
Six albums studio au compteur et deux Grammy Awards sur la cheminée, il revendique une liste de crédits (500 albums au bas mot), qui se lit comme un Who’s Who de la musique populaire du XXe siècle. De Dizzy Gillespie à Snoop Dogg, de Frank Sinatra à Eric Clapton, en passant par Herbie Hancock, Paul Simon, Mariah Carey et même notre Claude Nougaro national. Chaque année, le pape de la quatre-cordes, qui vient de signer chez le prestigieux label Blue Note, remplit sans souci une paire d’Olympia.
Chambre privatisée, quatre étoiles parisien. On attaque par un problème de traduction. Dans l’autobiographie bordée d’obscénités de Miles Davis, Marcus Miller est un «motherfucker». Pas plus haute distinction chez l’inventeur du cool, mais l’épithète «enfoiré» de la version française nous semble bien tiède. Le jazzman, bilingue autodidacte, a-t-il une suggestion ? Après un éclat de rire très ricain, il se lance dans une analyse sémantique : «Tu sais, c’est l’un des aspects les plus intéressants de la culture noire. Prendre les trucs négatifs et en faire du positif. Le mot "jazz" était une insulte, et on l’a retourné. Le mot "Nigger", pareil. Les pantalons baggys des prisonniers devenus une mode, même chose. On transforme les stigmates de notre oppression en symboles.» On n’aura pas la réponse pour motherfucker, mais un bon aperçu de l’entretien à venir. A chaque question, Miller nous fera thèse, antithèse, conclusion. «Je pèse toujours les deux côtés de la discussion, c’est mon côté gémeaux», explique-t-il.
Marcus Miller naît à New York en 1959, dans le cœur black de Brooklyn. Famille working class et musicienne, d’origine caribéenne, mère infirmière et père jonglant entre boulot et cours du soir pour grimper dans la hiérarchie des transports, de chauffeur de bus à conducteur de métro. A chaque évolution, la famille déménage. Le sud juif de Brooklyn, où le petit Marcus découvre le mot Nigger le jour de la mort de Martin Luther King. «T’inquiète, c’était juste un Nègre», lance le voisin blanc. Puis, le Queens, où les Miller s’installent durablement.
Pour Marcus, piano dès 4 ans, puis clarinette classique au conservatoire. A 12 ans, un amour inconditionnel pour les Jackson 5 et la déferlante funk le pousse vers la basse. Il touche ses premiers cachets alors qu’il est encore élève au lycée artistique Laguardia (celui de Fame). «A 19 ans, on m’appelait "Marcus Millionnaire".» Il frime en BMW et, à 22 ans, intègre le groupe de Miles Davis, qui prépare alors son grand retour. Miller en sera le principal artisan. Le trompettiste est transi d’admiration : «Ce type est si bon qu’il marche même dans le tempo.» Le prodige a de l’or dans les doigts, et la tête bien faite. Miller lit la musique et compose des tubes r’n’b efficaces. Les années 80 sont un boulevard à une époque où «si tu voulais faire de la musique, il te fallait payer des musiciens». Le jeune requin de studio nage très vite avec les gros poissons. Alors que la vieillissante «génération Woodstock», qui le paie grassement, fait tourner le plateau de coke pendant les sessions, il adopte une hygiène d’athlète de haut niveau. Pas de drogues, peu d’alcool, stakhanovisme et flexitarisme. Pour se détendre, des paniers à trois points au gymnase.
Rapidement, le virtuose de l’ombre veut se lancer en solo. Petite tresse dans la nuque, pectoraux saillants dans son marcel, Miller devient alors le bass hero absolu avec ses airs de B-Boy en sarouel. Dans les magasins de musique, on peut acheter la basse Marcus Miller, les cordes Marcus Miller, l’ampli Marcus Miller. L’homme devient une marque.
Installé à Los Angeles, où la famille a pris racine dans les années 90, il a acheté une maison à ses parents à Long Island, près de New York. Brenda, sa femme, gère ses affaires et ses bonnes œuvres. Ils ont quatre grands enfants, deux garçons (un producteur hip-hop et un spin doctor) et deux filles étudiantes, tous passés par les grandes facs américaines. Longtemps, il n’a pas pris le temps de voter. Il considérait la victoire des siens, les libéraux, au sens américain du terme, acquise, tropisme new-yorkais, puis californien. Il en fait désormais un principe, et défend le bilan du premier président noir des Etats-Unis. L’Obamacare, ce n’est pas rien pour celui qui a fait la tournée des hôpitaux un soir avec sa mère, le frangin et sa jambe bousillée après un match de foot, à la recherche d’un service d’urgence qui accepterait leur carte de mutuelle.
Sur Charlie Hebdo, il n’est pas de ses Américains qui disent «mais». «Face à ces gens qui croient littéralement dans ces textes religieux, il faut un extrême de l’autre côté, il faut des chieurs nécessaires.» Cela dit, il ne fait pas sien leur athéisme militant : «Dieu, c’est la réponse au dernier pourquoi. C’est très violent d’enlever ça à quelqu’un.» Spirituel plutôt que cul béni, il va à l’église pour «ne pas se déconnecter de la communauté», mais, il se méfie des Saintes Ecritures, d’où qu’elles viennent. Dans I Can’t Breathe, le titre clôturant son dernier opus, Miller revient sur les violences policières. «Chez les Blancs, explique-t-il, la discussion d’un père à son fils porte sur les filles et la contraception. Mais, pour un père noir, c’est comment gérer un contrôle de police. Cette merde existe depuis soixante ans ! Sauf qu’avant on ne pouvait pas en parler avec les Blancs ; ils ne nous croyaient pas.» Tout a changé avec les bavures filmées sur smartphones, remarque-t-il.
Retour au prénom. Il vient de Marcus Garvey, ami du grand-père, évêque et fondateur de l’Eglise orthodoxe africaine. Garvey, chantre du panafricanisme, avait monté une flotte dans l’espoir de ramener les Noirs en Afrique. Miller retrace «la route de l’esclavage» pour l’Unesco et cherche les chaînons manquants. «Nous, les fils d’esclaves, avons perdu notre culture, nos noms, nos maisons, nos mots. La musique est tout ce qui nous reste.» Le musicien se fait ethnographe - y compris dans sa chair, avec l’aide d’un test ADN, qui lui a permis de localiser ses origines au Nigeria et au Cameroun. «Ça me plaît, ils ont des bons bassistes là-bas», conclut-il dans un dernier rire.
Marcus Miller en 7 dates
14 juin 1959 Naissance à New York (Etats-Unis). 1972 Apprend la basse. 1986 Produit et compose Tutu pour Miles Davis. 2001 Grammy Award pour M2. 2013 Nommé artiste de l’Unesco pour la paix. 2015Afrodeezia chez Blue Note. 13 avril 2015 Concert à l’Olympia.
Guillaume GENDRON Libération le 10 avril 2015
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