Les musiciens du groupe de hard-rock Metallica, James Hetfield (g) et Kirk Hammett, lors d'un concert à Rio de Janeiro, le 20 septembre 2013. |
Longtemps cantonné à une «musique de bourrin», le genre a su gagner, en quatre décennies, une certaine reconnaissance. Le sociologue Gérôme Guibert revient sur l’histoire de cette culture prolétaire, aussi solide que solidaire.
C’est une musique qui a longtemps été négligée, voire méprisée, dans la grande sphère du rock et des musiques populaires. Le heavy metal est pourtant un genre très vivant depuis sa naissance, dans les années 70, en Grande-Bretagne, où Led Zeppelin et Black Sabbath ont ouvert la voie à un son durci peuplé de solos de guitare. Celui-ci s’est ensuite fait grandiloquent et théâtral (le glam metal), noir et menaçant (le black), rapide (le thrash) ou épais (le doom), et a construit une culture underground à mille facettes, riche en codes qui recyclent largement l’imagerie de l’heroic fantasy et des légendes anciennes.
Peu à peu, des sociologues ont commencé à s’intéresser à ces chevelus qui ne sont pas que des hommes et qui occupent fièrement l’arrière-plan de la musique depuis quatre décennies. Ils y ont alors découvert une culture largement prolétaire, soudée et ouverte, qui a édifié une montagne sonore pour se protéger du monde réel.
Gérôme Guibert, maître de conférences en sociologie à l’université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle et coorganisateur du premier colloque français de sociologie consacré au courant heavy metal (1), qui s’est tenu à Angers les 18 et 19 décembre, revient sur cette musique qui n’est plus celle du diable.
L’a priori des observateurs envers le metal a-t-il toujours été négatif ?
Oui. D’ailleurs, les premières enquêtes sur le genre ont été des travaux de psychologues sur l’aspect nocif du metal. Cette musique a d’abord été abordée par un aspect présupposé néfaste. On faisait des corrélations avec l’échec scolaire, la violence… Plus tard, ce sont des arguments qu’on a retrouvés quasiment à l’identique contre les jeux vidéo.
Aux Etats-Unis, c’est le Parents Music Resource Center qui a été le lobby le plus actif. Il s’attaquait à deux courants : le metal et le rap. Mais le metal était encore plus dangereux pour eux, parce qu’à la limite, le rap, c’était la musique des autres, alors que le metal «contaminait» leurs enfants : les Blancs des classes moyennes. On était dans les années 80, l’époque d’une attaque frontale contre Judas Priest ou Metallica. Du coup, il y a eu des débats publics. Dans l’un des plus fameux, Dee Snider, le leader de Twisted Sister, a répondu à ceux qui attaquaient le metal en leur disant : «Si vous voyez des choses aussi perverses dans cette musique, c’est que vous devez, vous-mêmes, avoir des problèmes.» Il a expliqué que tout ce qui est véhiculé par le metal, c’est du symbole, de la manipulation de symboles. Le mouvement est alors retombé de lui-même, tant il était allé trop loin dans ses accusations.
C’est à ce moment-là que naît la recherche sur cette musique ?
Elle découle, en fait, d’un mouvement pluridisciplinaire et international qu’on appelle les «Popular Music Studies» [recherches sur les musiques populaires, ndlr], qui s’est construit dans les années 80. L’un des premiers ouvrages est Sociology of Rock, du Britannique Simon Frith, en 1978. Mais, dans cette première époque, le metal était peu étudié. Il y avait une espèce de dégoût, de dévalorisation artistique de cette musique - comme dans les médias et dans l’ensemble de la population, en fait. Pour résumer, c’était là encore de la musique de bourrin qui, pour les scientifiques, n’était pas intéressante artistiquement.
Quand cela a-t-il commencé à changer ?
Le premier livre de sociologie consacré au metal a été publié par Deena Weinstein en 1991, avec Heavy Metal : a Cultural Sociology. Elle faisait notamment suite à un article assez important de Will Straw publié en 1983, qui expliquait que les auditeurs du metal aux Etats-Unis sont des jeunes des classes populaires de banlieue qui vont acheter leurs disques au supermarché et voir des concerts dans des stades. Dans son ouvrage, Deena Weinstein insiste elle aussi sur l’aspect populaire de cette musique en disant que les fans sont des cols bleus, en opposition aux cols blancs hippies qui, eux, sont davantage dans le concept. Les ouvriers ne se reconnaissaient pas dans leur argumentaire et dans leur musique, donc ils ont eu besoin d’une musique qui développe une puissance physique du son et un aspect technique en tant que valeur ouvrière - c’est la naissance du guitar hero, une figure centrale du heavy metal. Deena Weinstein adopte en même temps une théorie marxiste et décrit que le metal satisfait un besoin d’oublier la pression du quotidien à travers un imaginaire fait notamment d’heroic fantasy. Le metal est donc une sous-culture prolétaire.
Les années 90 ont changé cette donne ?
Disons que ça a évolué, mais pour l’intelligentsia de l’art et de la culture le metal restait décrit dans une optique un peu misérabiliste. Dans le livre sur la sociologie du metal sur lequel je travaille, je fais une liste d’articles qui ne parlent pas spécifiquement du genre mais qui le mentionnent à un moment. Et c’est toujours le même type de témoignages : «Regardez comment ils sont déguisés, ils sont ridicules mais ils ne s’en rendent même pas compte.» Mais, dans le même temps, des recherches montrent que les fans trouvent dans le metal une communauté, une solidarité. Ce socle, c’est ce que Deena Weinstein, reprise plus tard par Jeremy Wallach dans Metal Rules the Globe, appelle le «proud pariah» : des gens qui sont en marge, une culture qui n’est pas prise en compte, qui est invisible, sauf pour dire qu’elle n’est pas intéressante ; mais, en même temps, c’est une culture très solide où s’exprime une grande solidarité.
Cette notion reste encore valable aujourd’hui ?
Ceux qui écoutaient du metal dans les années 70 et 80 ont fait des études et ont connu une ascension sociale, mais ils ont continué à écouter du metal et en ont fait écouter à leurs enfants. Cette musique ne les a donc pas fait rater leur vie, mais en plus il y a eu un aspect d’empowerment. C’est-à-dire que pour ceux qui font partie de la communauté, le metal donne une forme d’énergie face à l’adversité.
Etre metalleux, c’est donc connaître et aimer le metal. A partir de là, il y a une ouverture totale, une hypertolérance. Le meilleur exemple, c’est Rob Halford, le chanteur de Judas Priest, qui a fait son coming out en 1998. Il avait peur de se retrouver mis à l’écart par les fans, mais tout le monde était à fond. Lui aussi a confondu les représentations du metal, ce qu’il y a sur les pochettes et dans la musique, et les valeurs des metalleux. Ce n’est pas être homo, une fille ou arabe qui compte, c’est de partager les valeurs de la communauté. C’est ce qui a permis à cette musique de couvrir l’ensemble de la société depuis les années 90.
Justement, comment les sociologues abordent-ils le machisme de l’imagerie metal ?
Lors des premiers colloques spécifiquement sur le genre, autour de 2007-2008 aux Etats-Unis, Robert Walser, un musicologue américain auteur de l’ouvrage Running With the Devil en 1993, a débattu avec Deena Weinstein. Elle soutenait l’image d’une musique machiste où l’hétérosexualité est valorisée. Mais Walser a beaucoup nuancé cela en évoquant toute la scène glam metal de Los Angeles, Mötley Crüe par exemple. Il pointait une contradiction entre leur discours façon «nous, les gonzesses, ça y va» et leur aspect androgyne, avec les cheveux teints en blond. On s’est aussi rendu compte qu’il y a beaucoup de femmes parmi les chercheuses qui participent aux colloques, à tel point que c’est devenu un phénomène étudié. Quand j’ai lancé l’appel à contributions pour le colloque en France, j’ai eu 50% de femmes. Dans un colloque sur le rap ou le rock, les femmes sont ultraminoritaires… On ne sait pas encore pourquoi c’est différent dans le metal.
D’autant que certaines chansons en font vraiment beaucoup côté misogynie…
C’est notamment le cas chez Cannibal Corpse, qui est un groupe initiateur du death metal qui fait aussi dans le gore. Ils ont un morceau qui s’appelle Fucked With a Knife[littéralement «baisé(e) avec un couteau», sorti en 1994]. Comment on peut dire ça ? A un moment, ça va trop loin. Mais la sociologue australienne Michelle Phillipov a vu dans un concert de Cannibal Corpse des filles portant un tee-shirt «Fucked With a Knife». Pour elle, en faisant cela, elles manient le second degré et le ridicule. Elles disent : «OK, on aime la musique, mais ces mecs sont graves, donc on retourne leur message en leur mettant dans la face.»
On voit revenir chaque année, au moment où se tient le festival Hellfest près de Nantes, des opposants très à droite. Est-ce qu’ils trouvent encore un écho ?
Il y a eu un pic entre 2008 et 2010 au Hellfest. Là, on n’a vraiment pas rigolé. Mais on voit aussi, en faisant des relevés sur les blogs, que les réseaux et leaders qui s’opposent au metal, ce sont grandement les mêmes que ceux de la Manif pour tous : Villiers, Boutin et compagnie. Sauf que leur discours ne porte plus, même dans les médias, car entre les années 80 et les années 2000, il y a eu une transformation des pratiques culturelles des Français. On voit aujourd’hui que dans la tranche des 45-54 ans, il y a plus de gens qui citent le rock comme musique la plus écoutée que le classique.
Je ne dis pas que la culture savante ne reste pas la culture dominante, mais quand certains arrivent dans les médias en disant «dans ces concerts de metal, ils font des sacrifices d’animaux, si vous saviez», personne ne les suit. Ces propos ne sont plus tenables, parce que de plus en plus de personnes savent ce qu’il en est vraiment.
Le metal reste-t-il, dès lors, une contre-culture ?
On peut encore le dire. On voit dans les études qu’il ne grossit pas. En 1985, il y avait 10% des lycéens qui écoutaient du metal, et il y en a toujours 10%. Dans le même temps, à la question «quelle musique détestez-vous ?», le metal arrive toujours en premier. Ça reste donc une culture minoritaire.
(1) Gérôme Guibert est par ailleurs le cofondateur de la passionante revue «Volume!», consacrée à la sociologie des musiques populaires.
Recueilli par Sophian Fanen publié sur Libération le 27 décembre 2014
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