Veste
sombre sur tee-shirt noir, anneau à l’oreille, un verre de rhum à
portée de main,
Bernard Lavilliers, revenu d’Haïti pour son album et de
Saint-Etienne pour des émissions de radio promotionnelles, écrit un SMS à
son fils dans un bar du XI
e arrondissement de Paris. Après avoir évoqué Cendrars et Port-au-Prince, les deux «héros» de son disque de sortie,
Baron Samedi(lire ci-dessous), puis la musique electro et le destin d’Erik Satie
(«Ferré m’a dit qu’il était mort avec une malle pleine de lettres qu’il n’avait pas ouvertes») ; après avoir chanté
Villa Noailles dans l’arrière-salle de l’établissement accompagné de sa guitare folk Taylor
(«Elle sonne bien, elle est féminine») ; après avoir commandé un autre verre ambré
(«Ne dites rien à personne»), le Stéphanois précipite :
«Alors comme ça, il paraît que vous voulez me poser des questions sur des phrases ?»
Exact. A 67 ans, dont plus de quarante de carrière, c’est le moment -
c’est pas trop tôt - d’exhumer des citations de son corpus et de
demander à l’auteur de réviser au débotté. Comme ça, pour voir.
«J’écrivais des chansons sur le coin d’un juke-box, tirant sur un gazon qu’avait rien d’orthodoxe» Juke Box (1977)
Ben, les juke-box, y en a plus des masses, déjà…
«Un gazon qu’avait rien d’orthodoxe…»
on est d’accord là-dessus. Quand j’ai écrit ça, j’étais plus à l’usine,
je commençais les tournées, improbables à l’époque. Et je me foutais de
la radio en disant :
«Je vais t’écrire une chanson pleine de chœurs et d’échos, enfin une chanson qui passe à la radio.»
Et là, le riff de Patrice Tison…
Ouais,
un très bon guitariste, qui nous a quittés, d’ailleurs. Patrice était
un musicien de studio, les tournées l’emmerdaient. A une époque,
certains mecs ne faisaient jamais de tournées, que du studio. Et
beaucoup - c’était une grande période de production. Aujourd’hui, c’est
différent : les studios ferment et il n’y a presque plus de musiciens de
studio.
«J’ai programmé mon clavier
pour un bonheur accessible, la réponse instantanée, en caractères bien
lisibles : Tout est permis, rien n’est possible» Tout est permis, rien
n’est possible (1984)
C’était une phrase ambiguë, certains me disaient :
«Rien n’est permis donc tout est possible.» Non,
tout est permis, rien n’est possible, sans relation de cause à effet.
En 1984, y avait pas tant d’écrans, c’était de la politique-fiction.
J’avais imaginé un mec qui essayait de se créer des émotions ou des
amis. Comment Baudrillard appelait ça, lui ? Du simulacre. De la
simulation. Le mec est dans une tour d’ivoire et a l’impression qu’il
arrive à contrôler la peur qui l’entoure. Tout est permis, rien n’est
possible. C’est ça que j’ai écrit : cette immense solitude, qui se
protège mais dans quel but ?
(Silence, un portable vibre du Chopin très fort.) C’est pas un peu speedé, là… ?
«Seul sous un ciel minéral» État d’urgence (1983)
C’est
Etat d’urgence,
ça. C’est pas mal, parce que j’écris ça à New York, qui est une ville
minérale… le verre, l’acier, le béton, le tout posé sur Manhattan, nom
indien s’il en fut, qui vient du rocher, du granit. Un monde minéral et
vertical, l’affirmation de la puissance.
C’est surtout un album
dépressif. Et pas que parce qu’il s’appelle Etat d’urgence : QHS, Idées
noires, Doris dans Vegas, «blonde comme Marilyn, noire à la racine»…
Ah
oui, Marilyn, mais ça… A l’époque, je vivais à Los Angeles et j’allais
souvent à Vegas, juste une nuit. Je partais le soir, je revenais le
lendemain. Ouais,
Vegas, j’aime bien cette chanson, je ne la
chante pas sur scène… pour l’instant. Mais tout l’album n’est pas
dépressif. Après, c’était peut-être une période où j’étais un peu
bizarre, hein…
C’est à vous de me dire…
Mais faut faire attention, c’est pas parce qu’on écrit des choses sombres qu’on l’est vraiment.
Mais il y a un faisceau d’indices…
Oui, un dix sur dix comme on dit…
«Les barbares habitaient dans les angles tranchants des cités exilées au large du business» Les Barbares (1976)
Ils
sont toujours là. Mais c’est plus les mêmes. Ils étaient au large du
business, très loin. Je ne suis pas sûr que ceux d’aujourd’hui soient
aussi loin.
Il y aurait un mieux ?…
(Il rit.) Oui, et puis là, on parle de deux choses : les cités et l’usine.
«Le fils du patron venait nous visiter au sortir du night-club avec de jolies femmes.»
Il venait dans un zoo qui appartenait à son père. Donc, y a ce côté-là,
petit marquis. «On vous donnera la parole un jour», mais il fallait la
prendre de force. Dans
Utopia, je disais :
«La petite gauche vivotait, frileuse comme une alouette.» Ouais, ils sont frileux. Ça n’a jamais été des gens très courageux. La social-démocratie, c’est un peu comme une balle perdue.
C’est-à-dire…
C’est-à-dire
qu’on peut difficilement s’affirmer de gauche en faisant une politique
de droite, quand même… Voilà. S’adapter aux événements, ça veut dire
qu’on peut jamais fabriquer une histoire, quoi. Enfin,
les Barbares, c’est beaucoup plus poétique. C’est le besoin d’un ailleurs.
En
1995, vous arrivez sur la scène de la fête de l’Huma en disant : «Vous
avez les pieds dans la boue, mais les chiraquiens ont les pieds dans la
merde, ce qui vous laisse un avantage.» L’amour on s’en fout, ce qui
compte, c’est la lutte ?
Oui, encore plus aujourd’hui. Plus on
est dans la merde, plus il y a un rapport de force entre les classes
sociales. Quand tout va bien, il y a toujours un flou artistique. Il fut
une époque où les gestionnaires étaient au top, ils signaient des
autographes. Là, maintenant, un peu moins. Je voyais Mélenchon qu’était
assis à cette table un jour où y avait plein de nanas. J’arrive et on
chante
les Mains d’or. Il était un peu vert qu’on l’ait pas applaudi.
Pourtant, c’est pas son boulot…
Si. Apparemment. Rappelez-vous les
Troisièmes Couteaux :
«Ils ne font rien, ils se situent.»
Par exemple, Cahuzac au début du mandat de François Hollande… Il aurait
pas dû, franchement. Ou alors c’est Chimène, je l’appellerais, moi,
Chimène Hollande. Quoi, pas au courant ? Trop de réseau tue le réseau.
Vous savez, je voyage pas mal : y a une fâcheuse tendance à tirer vers
la droite, vers le nationalisme. Il y a toujours des gens qui se sentent
de la race du haras. J’ai senti ça à droite. Je sens ça à gauche, de la
même manière.
«Tu voudrais des pavés mais tout est moquetté, y a des patins sous tes idées, Y a des strass sur tes croix gammées». Ringard pour le reggae (1979)
Ah
la la, je me suis marré… L’époque était pleine de ces petits mecs, là,
des bourges qui avaient le look blouson de cuir, mais rien : pas de
vécu, pas de poésie. C’était une attitude… du domaine du déguisement et
de la fuite, on va dire. J’ai dû écrire ça en cinq minutes pour rigoler,
parce qu’il devait y avoir un de ces mecs qui se situe à l’extrême
gauche, mais qui apparemment n’avait pas de souci, quoi…
«Si tu veux tout de suite qu’on réponde aux questions, remonte dans ton jet et retourne à Nation» Kingston (1980)
Ça,
c’est la Jamaïque, mais c’est pas la peine : n’y va pas. En 1979,
c’était trop dangereux. J’ai connu un journaliste qui s’est fait
rapatrier sanitaire, quand même… J’ai écrit la chanson sur place. On
peut pas écrire ça ailleurs. Y a un mec, je vais boire de la bière dans
son rhum bar, et je lui dis :
«Kingston, ça te dit quoi ?» Il répond :
«Kingston, kill some body, man.» Voilà le refrain.
«Kingston, kill some.» Je l’avais. C’est comme :
«C’est une Latine de Manhattan», dans
la Salsa.
Et qui vous l’a dit, «C’est une Latine de Manhattan» ?
Ça,
c’est moi. Et Ray Barretto a validé. Souvent, les étrangers ont le
regard plus aigu. J’aimerais bien qu’un mec écrive sur Paris, tiens. Moi
par exemple, j’aime pas écrire sur Paris.
Elle est pas terrible, la chanson sur Paris dans l’album Champ du possible…
Non. On est d’accord.
«j’ai
fait le compte de ce qui compte pour moi. Quoi qu’on raconte, La
première chose c’est d’envoyer les doigts sur cette guitare-là» Audit (1997)
Ah
oui, c’est primordial… J’ai souvent une guitare, quand je parle, même à
table. Je joue, je tricote. Je trouve des trucs au hasard, je dis :
merde, j’avais jamais fait cet enchaînement. Donc je note. C’est ma
maîtresse, quoi. Cette chanson-là, je vais la finir, je l’ai jamais
finie. Parce que le refrain est à chier.
C’est vrai qu’il est spécial…
Non,
il est mauvais. Mais le texte m’intéresse. J’aurais dû la chanter deux
tons et demi ou trois tons au dessus. Je suis un peu bas dans mes
baskets, c’est dommage.
«Que peut l’art contre la misère noire ?» Tête chargée (2013)
Rien.
C’est pour ça que je pose cette question brutale. En Haïti, il y a un
peintre, Grégory Vorbe, que j’admire beaucoup. Il a exposé ses tableaux
tout le long d’une rue complètement défoncée. Histoire de donner un peu
d’air au nuage de poussière qui est sur la ville depuis trois ans. Voilà
ce que peut l’art… Mais au fond, les artistes peuvent beaucoup de
choses. S’il n’y a pas d’auteurs, de musiciens, de peintres… on se base
sur quoi pour l’éducation? Uniquement sur l’histoire ? Et l’histoire,
elle est faite de quoi ? Les artistes ont une importance qu’on oublie
durant les périodes de paix et d’abondance, et qu’on retrouve dans les
périodes critiques. C’est important de témoigner, de créer, d’utiliser
même les pianos du malheur.
C’est de qui, ça, les pianos du malheur ?
Je sais pas. Le
«soleil noir», c’est de Gérard de Nerval, les pianos du malheur, ça pourrait être de Léo Ferré… ça m’étonnerait pas.
Vous avez toujours eu un côté Lagarde et Michard. Vous raisonnez en termes d’art, de références…
C’est-à-dire
qu’en français les textes d’un grand simplisme sont toujours un peu
bizarres… Alors qu’en anglais, ça passe : la musique fait la farce. Un
jour, j’ai fait un duo avec Hugues Aufray sur
Knockin’ on Heaven’s Door, et ben franchement, même si c’est Bob Dylan, ma foi… on va pas dire non plus que ça vaut
la Mémoire et la Mer ou
Et Basta.
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